par Bruno Bertez
En France de mon temps il existait une autre grande agence de presse, c’était l’ACP dont je fus co-propriétaire quelque temps en association avec le Groupe Maxwell. L’ACP fournissait de nombreux journaux de province, elle a disparu maintenant.
De petites maisons font dans certains domaines office d’Agence de presse, comme le prestigieux BQ, Berard Quelin. L’AGEFI faisait partiellement office d’Agence de presse, elle portait le nom d’Agence.
Lisez ce dossier et faites le lire.
C’est l’un des aspects les plus importants de notre système médiatique, et pourtant peu connu du public : la majeure partie de la couverture de l’actualité internationale dans les médias occidentaux est assurée par seulement trois agences de presse mondiales basées à New York, Londres et Paris.
Le rôle clé joué par ces agences signifie que les médias occidentaux traitent souvent des mêmes sujets, même en utilisant la même formulation.
De plus, les gouvernements, les militaires et les services de renseignement utilisent ces agences de presse mondiales comme multiplicateurs pour diffuser leurs messages dans le monde entier.
Une étude de la couverture de la guerre en Syrie par neuf grands journaux européens illustre clairement ces problèmes : 78% de tous les articles étaient basés en tout ou en partie sur des rapports d’agence, mais 0% sur des recherches d’investigation propre.
De plus, 82% de tous les articles d’opinion et interviews étaient en faveur d’une intervention des États-Unis et de l’OTAN, tandis que la propagande était attribuée exclusivement à la partie opposée.
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Le multiplicateur de propagande
Comment les agences de presse mondiales et les médias occidentaux rendent compte de la géopolitique
Une étude de Swiss Propaganda Research
«Par conséquent, vous devez toujours vous demander : pourquoi est-ce que j’obtiens cetteinformation spécifique, sous cette forme spécifique, à ce moment précis ?
En fin de compte, ce sont toujours des questions sur le pouvoir».1
Dr. Konrad Hummler
- Partie 1 : Le multiplicateur de propagande
- Partie 2 : Étude de cas sur la couverture de la guerre en Syrie
- Notes et littérature
Introduction : «Quelque chose d’étrange»
«Comment le journal sait-il ce qu’il sait ?» La réponse à cette question risque de surprendre certains lecteurs de journaux : «La principale source d’information, ce sont les articles des agences de presse. Les agences de presse au fonctionnement presque anonyme sont en quelque sorte la clé des événements mondiaux».
Comment s’appellent ces agences, comment fonctionnent-elles et qui les finance ?
Pour juger de la qualité de l’information sur les événements en Orient et en Occident, il faut connaître les réponses à ces questions. (Höhne 1977, p. 11)
Un chercheur suisse en médias souligne : «Les agences de presse sont les plus importants fournisseurs de matériel pour les médias de masse. Aucun média quotidien ne peut s’en passer. (…) Donc les agences de presse influencent notre image du monde ; surtout, nous apprenons à connaître ce qu’elles ont choisi».(Blum 1995, p. 9)
Au vu de leur importance essentielle, il est d’autant plus étonnant que ces agences soient à peine connues du public : «Une grande partie de la société ignore que les agences de presse existent… En fait, elles jouent un rôle extrêmement important sur le marché des médias. Mais malgré cette grande importance, peu d’attention leur a été accordée dans le passé». (Schulten-Jaspers 2013, p. 13)
Même le directeur d’une agence de presse a noté : «Il y a quelque chose d’étrange dans les agences de presse. Ils sont peu connus du public. Contrairement à un journal, leur activité n’est pas tellement sous les projecteurs, mais ils peuvent toujours être trouvés à la source de l’histoire». (Segbers 2007, p. 9)
«Le centre nerveux invisible du système médiatique»
Alors, comment s’appellent ces agences qui sont «toujours à la source de l’histoire» ? Il ne reste plus que trois agences de presse mondiales :
- L’American Associated Press (AP) avec plus de 4000 employés dans le monde. L’AP appartient à des sociétés de médias américaines et a son principal bureau de rédaction à New York. AP news est utilisé par environ 12 000 médias internationaux, touchant chaque jour plus de la moitié de la population mondiale.
- L’ Agence France-Presse (AFP) française quasi gouvernementale basée à Paris et comptant environ 4000 employés. L’AFP envoie chaque jour plus de 3000 récits et photos aux médias du monde entier.
- L’agence britannique Reuters à Londres, qui est une propriété privée et emploie un peu plus de 3000 personnes. Reuters a été acquis en 2008 par l’entrepreneur canadien des médias Thomson – l’une des 25 personnes les plus riches du monde – et a fusionné avec Thomson Reuters, dont le siège est à New York.
En outre, de nombreux pays gèrent leurs propres agences de presse. Il s’agit, par exemple, de la DPA allemande, de l’APA autrichienne et de la SDA suisse. Cependant, lorsqu’il s’agit d’actualités internationales, les agences nationales s’appuient généralement sur les trois agences mondiales et se contentent de copier et de traduire leurs rapports.
Wolfgang Vyslozil, ancien directeur général de l’APA autrichienne, a décrit le rôle clé des agences de presse en ces termes : «Les agences de presse sont rarement aux yeux du public. Pourtant, ils sont l’un des types de médias les plus influents et en même temps l’un des moins connus. Ce sont des institutions clés d’une importance considérable pour tout système médiatique. Ils sont le centre névralgique invisible qui relie toutes les parties de ce système». (Segbers 2007, p.10)
Petite abréviation, grand effet
Cependant, il y a une raison simple pour laquelle les agences mondiales, malgré leur importance, sont pratiquement inconnues du grand public. Pour citer un professeur de médias suisse : «La radio et la télévision ne nomment généralement pas leurs sources, et seuls les spécialistes peuvent déchiffrer les références dans les magazines». (Blum 1995, p. 9)
Le motif de cette discrétion, cependant, devrait être clair : les médias ne tiennent pas particulièrement à faire savoir aux lecteurs qu’ils n’ont pas fait eux-mêmes des recherches sur la plupart de leurs contributions.
La figure suivante montre quelques exemples d’étiquetage à la source dans des journaux européens populaires. À côté des abréviations de l’agence, nous trouvons les initiales des éditeurs qui ont édité le rapport de l’agence respective.
De temps en temps, les journaux utilisent du matériel d’agence mais ne l’étiquètent pas du tout. Une étude de 2011 de l’ Institut suisse de recherche sur la sphère publique et la société de l’Université de Zurich est parvenue aux conclusions suivantes (OFEG 2011) :
«Les contributions de l’agence sont exploitées intégralement sans les étiqueter, ou elles sont partiellement réécrites pour les faire apparaître comme une contribution éditoriale. De plus, il existe une pratique consistant à «pimenter» les rapports d’agence sans effort : par exemple, les rapports d’agence non publiés sont enrichis d’images et de graphiques et présentés sous forme d’articles complets».
Les agences jouent un rôle de premier plan non seulement dans la presse, mais aussi dans la radiodiffusion privée et publique. Ceci est confirmé par Volker Braeutigam, qui a travaillé pendant dix ans pour le radiodiffuseur public allemand ARD et voit d’un œil critique la domination de ces agences :
«Un problème fondamental est que la rédaction de l’ARD tire ses informations principalement de trois sources : les agences de presse DPA/AP, Reuters et AFP : une allemande/américaine, une britannique et une française. () Le monteur travaillant sur un sujet d’actualité n’a qu’à sélectionner sur l’écran quelques passages de texte qu’il juge indispensables, les réagencer et les recoller en quelques fioritures».
La Radio Télévision Suisse (SRF) s’appuie elle aussi largement sur les rapports de ces agences. Interrogés par les téléspectateurs sur les raisons pour lesquelles une marche pour la paix en Ukraine n’a pas été signalée, les rédacteurs ont répondu : «À ce jour, nous n’avons reçu aucun rapport sur cette marche des agences indépendantes Reuters, AP et AFP».
En fait, non seulement le texte, mais aussi les images, les enregistrements sonores et vidéo que nous rencontrons quotidiennement dans nos médias, proviennent pour la plupart des mêmes agences. Ce que le public non initié pourrait considérer comme des contributions de leur journal local ou de leur chaîne de télévision, sont en fait des reportages copiés de New York, Londres et Paris.
Certains médias sont même allés plus loin et ont, faute de moyens, sous-traité l’intégralité de leur rédaction à l’étranger à une agence. De plus, il est bien connu que de nombreux portails d’information sur Internet publient principalement des rapports d’agences (voir par exemple, Paterson 2007, Johnston 2011, MacGregor 2013).
En fin de compte, cette dépendance vis-à-vis des agences mondiales crée une similitude frappante dans le reportage international : de Vienne à Washington, nos médias traitent souvent des mêmes sujets, en utilisant plusieurs des mêmes phrases – un phénomène qui serait autrement plutôt associé aux «médias contrôlés» dans les États autoritaires.
Le graphique suivant montre quelques exemples tirés de publications allemandes et internationales. Comme vous pouvez le voir, malgré l’objectivité revendiquée, un léger parti pris (géo-)politique s’insinue parfois.
Le rôle des correspondants
Une grande partie de nos médias n’ont pas de correspondants étrangers propres, ils n’ont donc pas d’autre choix que de s’appuyer entièrement sur les agences mondiales pour les informations étrangères.
Mais qu’en est-il des grands quotidiens et des chaînes de télévision qui ont leurs propres correspondants internationaux ? Dans les pays germanophones, par exemple, il s’agit de journaux tels que NZZ, FAZ, Sueddeutsche Zeitung, Welt et des radiodiffuseurs publics.
Tout d’abord, il faut garder à l’esprit les ratios de taille : alors que les agences globales comptent plusieurs milliers d’employés dans le monde, même le journal suisse NZZ, connu pour son reportage international, n’entretient que 35 correspondants étrangers (y compris leurs correspondants commerciaux). Dans des pays immenses comme la Chine ou l’Inde, un seul correspondant est en poste ; toute l’Amérique du Sud n’est couverte que par deux journalistes, alors que dans l’Afrique encore plus grande, personne n’est sur le terrain en permanence.
De plus, dans les zones de guerre, les correspondants s’aventurent rarement. Sur la guerre en Syrie, par exemple, de nombreux journalistes ont «fait des reportages» depuis des villes comme Istanbul, Beyrouth, Le Caire ou encore depuis Chypre. En outre, de nombreux journalistes n’ont pas les compétences linguistiques nécessaires pour comprendre les populations et les médias locaux.
Comment les correspondants, dans de telles circonstances, savent-ils ce qu’il en est des «actualités» dans leur région du monde ? La réponse principale est encore une fois : des agences mondiales. Le correspondant néerlandais au Moyen-Orient Joris Luyendijk a décrit de manière impressionnante le fonctionnement des correspondants et leur dépendance vis-à-vis des agences mondiales dans son livre «People Like Us : Misrepresenting the Middle East» :
J’avais imaginé que les correspondants seraient des historiens du moment. Quand quelque chose d’important se produisait, ils allaient le chercher, découvraient ce qui se passait et en faisaient rapport. Mais je ne suis pas parti pour savoir ce qui se passait; cela s’était fait bien avant. Je suis allé présenter un rapport sur place.
Les rédacteurs aux Pays-Bas appelaient quand quelque chose se passait, ils faxaient ou envoyaient les communiqués de presse par e-mail, et je les racontais dans mes propres mots à la radio, ou les retravaillais dans un article pour le journal. C’est la raison pour laquelle mes éditeurs trouvaient plus important que je puisse être joint sur place que de savoir ce qui s’y passait. Les agences de presse ont fourni suffisamment d’informations pour que vous puissiez écrire ou parler de n’importe quelle crise ou réunion au sommet.
C’est pourquoi vous tombez souvent sur les mêmes images et histoires si vous feuilletez quelques journaux différents ou cliquez sur les chaînes d’information.
Nos hommes et nos femmes des bureaux de Londres, Paris, Berlin et Washington pensaient tous que les sujets erronés dominaient l’actualité et que nous suivions trop servilement les normes des agences de presse.
L’idée commune à propos des correspondants est qu’ils «ont l’histoire», mais la réalité est que les nouvelles sont un tapis roulant dans une fabrique de pain. Les correspondants se tiennent au bout du tapis roulant, prétendant que nous avons cuit nous-mêmes ce pain blanc, alors qu’en fait nous n’avons fait que le mettre dans son emballage.
Après, un ami m’a demandé comment j’avais réussi à répondre à toutes les questions lors de ces échanges, toutes les heures et sans hésitation. Quand je lui ai dit que, comme aux actualités télévisées, vous connaissiez toutes les questions à l’avance, sa réponse par e-mail a été remplie de jurons. Mon ami s’était rendu compte que, depuis des décennies, ce qu’il regardait et écoutait aux informations était du pur théâtre. (Luyendjik 2009, p. 20-22, 76, 189)
En d’autres termes, le correspondant type n’est en général pas capable de faire des recherches indépendantes, mais traite et renforce plutôt les sujets qui sont déjà prescrits par les agences de presse – le fameux «effet mainstream».
De plus, pour des raisons d’économies, de nombreux médias doivent aujourd’hui partager leurs quelques correspondants étrangers, et au sein des groupes de médias individuels, les reportages étrangers sont souvent utilisés par plusieurs publications – dont aucune ne contribue à la diversité des reportages.
«Ce que l’agence ne rapporte pas, n’a pas lieu»
Le rôle central des agences de presse explique aussi pourquoi, dans les conflits géopolitiques, la plupart des médias utilisent les mêmes sources originales.
Dans la guerre de Syrie, par exemple, «l’Observatoire syrien des droits de l’homme» – une organisation individuelle douteuse basée à Londres – figurait en bonne place. Les médias s’adressaient rarement directement à cet «Observatoire», son opérateur étant en effet difficile à joindre, même pour les journalistes.
Au lieu de cela, «l’Observatoire» a livré ses histoires aux agences mondiales, qui les ont ensuite transmises à des milliers de médias, qui à leur tour ont «informé» des centaines de millions de lecteurs et de téléspectateurs dans le monde entier. La raison pour laquelle les agences, entre toutes, ont fait référence à cet étrange «Observatoire» dans leurs reportages – et qui l’a réellement financé – est une question rarement posée.
L’ancien rédacteur en chef de l’agence de presse allemande DPA, Manfred Steffens, déclare donc dans son livre «The Business of News» :
«Un reportage ne devient pas plus correct simplement parce qu’on est capable d’en fournir une source. Il est en effet assez discutable de faire davantage confiance à un fait divers simplement parce qu’une source est citée. (…) Derrière le bouclier protecteur qu’une telle « source » signifie pour une histoire, certains sont enclins à répandre des choses plutôt aventureuses, même s’ils ont eux-mêmes des doutes légitimes sur leur exactitude ; la responsabilité, au moins morale, peut toujours être imputée à la source citée.» (Steffens 1969, p. 106)
La dépendance à l’égard des agences mondiales est également l’une des principales raisons pour lesquelles la couverture médiatique des conflits géopolitiques est souvent superficielle et erratique, tandis que les relations historiques et le contexte sont fragmentés ou totalement absents.
Comme le dit Steffens : «Les agences de presse reçoivent leurs impulsions presque exclusivement de l’actualité et sont donc par nature anhistoriques. Ils hésitent à ajouter plus de contexte que ce qui est strictement nécessaire». (Steffens 1969, p. 32)
Enfin, la prédominance des agences mondiales explique pourquoi certains problèmes et événements géopolitiques – qui souvent ne cadrent pas très bien avec le récit US/OTAN ou sont trop «sans importance» – ne sont pas du tout mentionnés dans nos médias : si les agences ne rapportent pas quelque chose, alors la plupart des médias occidentaux n’en seront pas conscients. Comme l’a souligné à l’occasion du 50e anniversaire de la DPA allemande : «Ce que l’agence ne rapporte pas, n’a pas lieu». (Wilke 2000, p. 1)
«Ajouter des histoires douteuses»
Si certains sujets n’apparaissent pas du tout dans nos médias, d’autres sont très présents – même s’ils ne devraient pas l’être : «Souvent, les médias de masse ne rapportent pas la réalité, mais une réalité construite ou mise en scène. (…) Plusieurs études ont montré que les médias de masse sont principalement déterminés par les activités de relations publiques et que les attitudes passives et réceptives l’emportent sur celles de recherche active». (Blum 1995, p. 16)
En fait, en raison des performances journalistiques plutôt faibles de nos médias et de leur forte dépendance à l’égard de quelques agences de presse, il est facile pour les parties intéressées de diffuser de la propagande et de la désinformation dans un format soi-disant respectable auprès d’un public mondial. Le rédacteur en chef de la DPA, Steffens, a mis en garde contre ce danger :
«Le sens critique est d’autant plus apaisé que l’agence de presse ou le journal est respecté. Quelqu’un qui veut introduire une histoire douteuse dans la presse mondiale n’a qu’à essayer de mettre son histoire dans une agence raisonnablement réputée, pour être sûr qu’elle apparaisse ensuite un peu plus tard dans les autres. Il arrive parfois qu’un canular passe d’agence en agence et devienne de plus en plus crédible». (Steffens 1969, p. 234)
Parmi les acteurs les plus actifs pour «injecter» des informations géopolitiques douteuses figurent les ministères de l’armée et de la défense. Par exemple, en 2009, le patron de l’agence de presse américaine AP, Tom Curley, a rendu public que le Pentagone emploie plus de 27 000 spécialistes des relations publiques qui, avec un budget de près de 5 milliards de dollars par an, font travailler les médias et font circuler des manipulations ciblées. De plus, des généraux américains de haut rang avaient menacé de le «ruiner» ainsi que l’AP si les journalistes faisaient des reportages trop critiques sur l’armée américaine.
Malgré – ou à cause de ? – de telles menaces, nos médias publient régulièrement des histoires douteuses provenant de certains «informateurs» anonymes des «cercles de la défense américaine».
Ulrich Tilgner, correspondant chevronné au Moyen-Orient pour les télévisions allemande et suisse, a mis en garde en 2003, peu après la guerre en Irak, contre les actes de tromperie de l’armée et le rôle joué par les médias :
«Avec l’aide des médias, les militaires déterminent la perception du public et l’utilisent pour leurs plans. Ils parviennent à attiser les attentes et à propager des scénarios trompeurs. Dans ce nouveau type de guerre, les stratèges des relations publiques de l’administration américaine remplissent une fonction similaire à celle des pilotes de bombardiers. Les départements spéciaux des relations publiques du Pentagone et des services secrets sont devenus des combattants dans la guerre de l’information».
Pour leurs manœuvres de tromperie, l’armée américaine utilise spécifiquement le manque de transparence dans la couverture médiatique. La façon dont ils diffusent l’information, qui est ensuite captée et diffusée par les journaux et les radiodiffuseurs, rend impossible pour les lecteurs, les auditeurs ou les téléspectateurs de retracer la source originale. Ainsi, le public ne parviendra pas à reconnaître l’intention réelle de l’armée. (Tilgner 2003, p. 132)
Ce qui est connu de l’armée américaine ne serait pas étranger aux services de renseignement américains. Dans un rapport remarquable de British Channel 4, d’anciens responsables de la CIA et un correspondant de Reuters ont parlé franchement de la diffusion systématique de la propagande et de la désinformation dans les reportages sur les conflits géopolitiques :
L’ancien officier de la CIA et dénonciateur John Stockwell a déclaré à propos de son travail dans la guerre angolaise : «Le thème de base était de faire passer cela pour une agression [ennemie]. Donc, tout type d’histoire que vous pouviez écrire et entrer dans les médias partout dans le monde, qui poussait cette ligne, nous l’avons fait. Un tiers de mon personnel dans ce groupe de travail était des propagandistes, dont le travail professionnel consistait à inventer des histoires et à trouver des moyens de les faire passer dans la presse. () Les rédacteurs en chef de la plupart des journaux occidentaux ne sont pas trop sceptiques à l’égard des messages conformes aux vues générales et aux préjugés. () Nous avons donc proposé une autre histoire, et cela a duré des semaines. () Mais tout n’était que fiction.»
Fred Bridgland revient sur son travail de correspondant de guerre pour l’agence Reuters : «Nous basions nos reportages sur des communications officielles. Ce n’est que des années plus tard que j’ai appris qu’un petit expert en désinformation de la CIA avait siégé à l’ambassade des États-Unis et avait composé ces communiqués qui n’avaient absolument aucun rapport avec la vérité. (…) Fondamentalement, et pour le dire très grossièrement, vous pouvez publier n’importe quelle vieille merde et elle sera publiée dans le journal.»
Et l’ancien analyste de la CIA, David MacMichael, a décrit son travail dans la guerre des Contras au Nicaragua en ces termes : «Ils ont dit que nos renseignements sur le Nicaragua étaient si bons que nous pouvions même enregistrer quand quelqu’un tirait la chasse d’eau. Mais j’avais l’impression que les histoires que nous racontions à la presse sortaient tout droit des toilettes.» (Chaîne 4, 1985)
Bien entendu, les services de renseignement disposent également d’un grand nombre de contacts directs dans nos médias, auxquels des informations peuvent être «divulguées» si nécessaire. Mais sans le rôle central des agences de presse mondiales, la synchronisation mondiale de la propagande et de la désinformation ne serait jamais aussi efficace.
Grâce à ce «multiplicateur de propagande», des histoires douteuses d’experts en relations publiques travaillant pour les gouvernements, l’armée et les services de renseignement atteignent le grand public plus ou moins sans contrôle et sans filtre. Les journalistes se réfèrent aux agences de presse et les agences de presse se réfèrent à leurs sources. Bien qu’ils tentent souvent de souligner les incertitudes (et de se couvrir) avec des termes tels que «apparent», «présumé» et autres – à ce moment-là, la rumeur s’est depuis longtemps propagée dans le monde et son effet a eu lieu.
Comme le rapporte le New York Times…
En plus des agences de presse mondiales, il existe une autre source souvent utilisée par les médias du monde entier pour rendre compte des conflits géopolitiques, à savoir les principales publications en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Les organes de presse comme le New York Times ou la BBC peuvent avoir jusqu’à 100 correspondants étrangers et des employés externes supplémentaires. Cependant, comme le souligne le correspondant au Moyen-Orient Luyendijk :
«Nos équipes de presse, moi y compris, se sont nourries de la sélection de nouvelles faites par des médias de qualité comme CNN, la BBC et le New York Times . Nous l’avons fait en supposant que leurs correspondants comprenaient le monde arabe et en avaient une vision – mais beaucoup d’entre eux se sont avérés ne pas parler arabe, ou du moins pas assez pour pouvoir y tenir une conversation ou suivre les médias locaux. Bon nombre des meilleurs chiens de CNN, de la BBC, de l’Independent, du Guardian, du New Yorker et du NYT dépendaient le plus souvent d’assistants et de traducteurs». (Luyendijk p. 47)
De plus, les sources de ces médias ne sont souvent pas faciles à vérifier («cercles militaires», «responsables gouvernementaux anonymes», «responsables du renseignement», etc.) et peuvent donc également être utilisées pour la diffusion de propagande. En tout état de cause, l’orientation généralisée vers les grandes publications anglo-saxonnes conduit à une convergence supplémentaire de la couverture géopolitique de nos médias.
La figure suivante montre quelques exemples de telles citations basées sur la couverture de la Syrie par le plus grand quotidien de Suisse, le Tages-Anzeiger. Les articles datent tous des premiers jours d’octobre 2015, lorsque la Russie est intervenue pour la première fois directement dans la guerre syrienne (les sources américaines/britanniques sont mises en évidence) :
Le récit souhaité
Mais pourquoi les journalistes de nos médias n’essaient-ils pas simplement de faire des recherches et de faire des reportages indépendamment des agences mondiales et des médias anglo-saxons ? Le correspondant au Moyen-Orient, Luyendijk, décrit ses expériences :
«Vous pourriez suggérer que j’aurais dû chercher des sources auxquelles je pouvais faire confiance. J’ai essayé, mais chaque fois que j’ai voulu écrire une histoire sans passer par les agences de presse, les principaux médias anglo-saxons ou les têtes parlantes, ça s’est effondré. () Évidemment, en tant que correspondant, je pourrais raconter des histoires très différentes sur une seule et même situation. Mais les médias n’ont pu en présenter qu’un seul, et assez souvent, c’était exactement l’histoire qui confirmait l’image dominante». (Luyendijk p.54ff)
Le chercheur en médias Noam Chomsky a décrit cet effet dans son essai «What make the mainstream media mainstream» comme suit : «Si vous vous déconnectez, si vous produisez des articles que la grande presse n’aime pas, vous en entendrez parler très bientôt. () Il y a donc de nombreuses façons dont les jeux de puissance peuvent vous ramener dans le droit chemin si vous déménagez. Si vous essayez de briser le moule, vous n’allez pas durer longtemps. Ce cadre fonctionne plutôt bien, et il est compréhensible qu’il ne soit que le reflet de structures de pouvoir évidentes». (Chomsky 1997)
Néanmoins, certains des principaux journalistes continuent de croire que personne ne peut leur dire quoi écrire. Comment cela s’additionne-t-il ? Le chercheur en médias Chomsky clarifie l’apparente contradiction :
«[L]e point est qu’ils ne seraient pas là s’ils n’avaient pas déjà démontré que personne n’a à leur dire quoi écrire parce qu’ils vont dire la bonne chose. S’ils avaient commencé au bureau du métro, ou quelque chose comme ça, et avaient poursuivi le mauvais type d’histoires, ils n’auraient jamais atteint les positions où ils peuvent maintenant dire tout ce qu’ils veulent. Il en va de même pour les professeurs d’université dans les disciplines plus idéologiques. Ils sont passés par le système de socialisation». (Chomsky 1997)
En fin de compte, ce «système de socialisation» conduit à un journalisme qui ne fait plus de recherches indépendantes et de rapports critiques sur les conflits géopolitiques (et certains autres sujets), mais cherche à consolider le récit souhaité par le biais d’éditoriaux, de commentaires et d’interviews appropriés.
Conclusion : La «première loi du journalisme»
L’ancien journaliste de l’AP Herbert Altschull l’a qualifiée de première loi du journalisme : «Dans tous les systèmes de presse, les médias d’information sont les instruments de ceux qui exercent le pouvoir politique et économique. Les journaux, les périodiques, les stations de radio et de télévision n’agissent pas de manière indépendante, bien qu’ils aient la possibilité d’exercer leur pouvoir de manière indépendante». (Altschull 1984/1995, p. 298)
En ce sens, il est logique que nos médias traditionnels – majoritairement financés par la publicité ou l’État – représentent les intérêts géopolitiques de l’alliance transatlantique, étant donné que tant les régies publicitaires que les États eux-mêmes dépendent de l’architecture économique et sécuritaire transatlantique dirigée par les États-Unis.
De plus, les personnes clés de nos grands médias font souvent eux-mêmes partie, dans l’esprit du «système de socialisation» de Chomsky, des réseaux d’élite transatlantiques. Parmi les institutions les plus importantes à cet égard figurent le Conseil américain des relations étrangères (CFR), le Groupe Bilderberg et la Commission trilatérale, qui comptent tous de nombreux journalistes de premier plan (voir l’étude approfondie de ces groupes).
Par conséquent, la plupart des publications les plus connues peuvent effectivement être considérées comme une sorte de «média de l’establishment». En effet, dans le passé, la liberté de la presse était plutôt théorique, compte tenu des barrières à l’entrée importantes telles que les licences de diffusion, les créneaux de fréquence, les exigences en matière de financement et d’infrastructure technique, les canaux de vente limités, la dépendance à la publicité et d’autres restrictions.
Ce n’est qu’à cause d’Internet que la première loi d’Altschull a été enfreinte dans une certaine mesure. Ainsi, ces dernières années, un journalisme de haute qualité financé par les lecteurs a émergé, surpassant souvent les médias traditionnels en termes de reportage critique. Certaines de ces publications «alternatives» touchent déjà un très large public, ce qui montre que la «masse» ne doit pas être un problème pour la qualité d’un média.
Néanmoins, jusqu’à présent, les médias traditionnels ont également réussi à attirer une solide majorité de visiteurs en ligne. Ceci, à son tour, est étroitement lié au rôle caché des agences de presse, dont les rapports de dernière minute constituent l’épine dorsale de la plupart des sites d’information en ligne.
Le «pouvoir politique et économique», selon la loi d’Altschull, conservera-t-il le contrôle de l’information, ou «l’information incontrôlé » modifiera-t-elle la structure du pouvoir politique et économique ? Les années à venir le montreront.
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Journalistes de Reuters au service du MI6 et de la CIA jusqu’au moins 1973
En 1975-1977, le rapport préliminaire – non approuvé mais fuité par la presse – de la Commission Pike (Chambre des représentants des États-Unis) mentionnent que la CIA recrute des journalistes américains et britanniques.
La CIA n’a pas d’agents à Reuters, qu’elle considérerait une cible potentielle du MI6 vu que l’agence est basée au Royaume-Uni, mais au besoin, elle utilise les agents du MI6 postés à Reuters.
La CIA utilisait principalement les journalistes pour repérer des candidats espions, des détails sur les officiels non américains. Cependant, elle manipulait l’information en demandant aux journalistes d’aller dans certains pays et tentait dans certains cas d’influencer leurs opinions. Il est compliqué de déterminer l’implication des dirigeants de Reuters, car comme avec le New York Times, les accords étaient soit informels, soit passés par des subordonnés, pour que les responsables ne soient pas mis en cause, selon des responsable de la CIA.
La CIA affirmait avoir arrêté le programme de manipulation médiatique en 1973, même si elle continuait de dire n’avoir aucun problème à payer des pigistes. Vu l’opacité de la CIA, les affirmations de l’agence sont difficiles à croire.
source : Bruno Bertez
Via : Jean-Dominique Michel (Officiel) & Valérie Bugault officiel