Maître Eckhart
Du Détachement
En cette fin du cycle d’un âge sombre, l’éthique fonctionnelle en tant que garde-fou est piétinée suite à la disparition des données éveillantes métaphysiques traditionnelles si essentielles. La médiocratie règne, les équilibres fragiles se fissurent, s’effritent et se rompent. Est-ce le signe avant-coureur de la fin d’un monde ? Cette fin a t-elle pour objet de secouer les endormis pour les réveiller de leur torpeur existentielle, réfugiés dans le déni, immergés et anesthésiés dans les conforts sécuritaires vains et utopiques ? Nous voici spectateurs, à vitesse vertigineuse, d’un spectacle qui dépasse toute science-fiction. Le vice glorifié, les vertus sont moquées et considérées comme un handicap. L’abrutissement et l’ignominie sont réunis entre amis pervertis, invertis, dégénérés, menteurs, corrompus. Leurs promoteurs propagandistes politiques et religieux gouvernent et les peuples déboussolés, désorientés, ne savent plus vers qui ou à quel saint se vouer.
Maître Eckhart ouvre la porte transcendante d’une sortie verticale et universelle par les informations qu’il transmet. Ses Sermons et ses Traités révèlent une profonde connaissance de la psychologie humaine nécessairement éclairée par une Connaissance métaphysique aussi retrouvée dans le Dharma du Bouddha et l’Advaïta-Vedânta. Certains comparent Maître Eckhart à un Maître ZEN. Sa façon de parler d’humilité est si subtile qu’elle n’a strictement rien à voir avec les affirmations hypocrites du commun des mortels qui ne comprennent déjà pas leur exotérisme tout au plus polarisant. En ces moments mêmes, tout est remis en cause. Cette épreuve incontournable que l’humanité va devoir traverser est une chose parfaite. Ce document est surtout réservé à ceux qui, correctement informés de l’universel, libérés des contradictions, munis de l’évidence, comprennent qu’il faut dépasser la mesure pour atteindre le niveau des irréversibilités. Il offre une perspective originale et inattendue, sans aucune exclusion. L’énigme dualiste de l’espoir et de l’espérance doit être dépassée. Le non-duel est de comprendre à la lumière de ce dépassement que le détachement total est la Libération totale de l’avidité, de la haine et de l’ignorance.
Nirodha
*******
Maître Eckhart naît à Thuringe en 1260. Il entre très jeune chez les Dominicains d’Erfurt, poursuit ses études à Paris (1293-1294) et devient peu après son retour en Allemagne, prieur de son couvent d’Erfurt.
En 1302, il fait un second séjour à Paris, pour acquérir son titre de Maître en théologie. Il enseigne à la Sorbonne (1302-1303).
De retour en Allemagne, il est élu provincial de Saxonie (1303), puis vicaire général de Bohème en 1307 : “Sa responsabilité s’étend sur un territoire qui va des Pays-bas au Nord-Est Allemand et à Prague, comprenant 47 couvents d’hommes et 9 de femmes”.
En 1311, il repart à Paris pour la troisième fois, où il enseigne pendant deux ans (magister actu regens) : “Lorsque je prêchais à Paris, je disais, et j’étais bien en droit de le dire, que tous ceux de Paris, avec toute leur science, ne pouvaient comprendre ce qu’est Dieu … Rien de ce que l’on peut penser de Dieu n’est Dieu … ”.
A partir de 1314 il s’installe à Strasbourg, avec juridiction sur les couvents de femmes. Il enseigne aussi à Cologne. C’est durant cette période jusqu’en 1326 qu’il rédige la plupart de ses sermons.
On arrive alors à l’époque du procès. Au cours de l’année 1326, l’archevêque de Cologne, Henri II de Virnebourg s’attaque à Maître Eckhart, pour des raisons plus politiques que doctrinales, et fait dresser une liste de 49 propositions jugées suspectes par l’archevêque jaloux aidé par deux moines dominicains stupides.
Il y aura deux procès, le premier à Cologne, au cours duquel Maître Eckhart déclare : “Je peux me tromper, je ne puis pas être un hérétique, car l’hérésie est affaire d’intelligence, l’hérésie est affaire de la volonté.” (subtil !). Comme ce sont des propositions examinées hors de leur contexte qui sont jugées, et dont certaines sont même des transcriptions erronées de ses sermons, il sera facile à Maître Eckhart d’argumenter, tout en se soumettant à la décision de l’église.
Le second procès se déroule en Avignon. Mais, là, Maître Eckhart ne se défendra pas, acceptant la sentence, tout en demeurant intransigeant sur l’authenticité de son expérience. Comment ses juges pourraient-ils avoir la moindre idée de la richesse d’oeuvres qu’ils n’ont ni lues ni chercher à investiguer …? (c’est toujours la même chose … partout !).
L’inquisition le condamne enfin pour 26 articles (au final, 17 sont retenus) puis Maître Eckhart meurt une semaine après, sans doute en Avignon vers la fin 1327 ou en début 1328 … Nul ne sait s’il est mort de mort naturelle après son procès ou s’il a été assassiné.
Traités (un seul ouvrage) et Sermons (trois ouvrages séparés) sont édités aux Editions du Seuil, Paris. Introduction et traduction par Jeanne Ancelet-Hustache.
1. Les Traités de Maître Eckhart donnent l’essentiel de ses enseignements en 4 chapitres :
– Instructions spirituelles,
– Le livre de la consolation divine,
– De l’homme Noble,
– Du détachement.
2. 86 de ses Sermons connus furent traduits en français. Il y en aurait d’autres non traduits.
Il est de fortes présomptions que Maître Eckhart était Nirvâné. Ne soyons jamais dérangés par le mot Dieu retrouvé dans ce texte. Maître Eckhart usera toujours de son habileté de sémanticien pour conduire ses élèves moines et moniales. La racine sanskrite “DYU” signifie “ce qui Brille” et ce qui brille ici est la lumière du Coeur libéré de tous les attachements. C’est tout et c’est puissant.
*******
J’ai lu beaucoup d’écrits tant de maîtres païens que de prophètes … et lorsque je pénètre tous ces écrits autant que le peut ma raison et qu’elle est capable de le reconnaître, je ne trouve rien que ceci : le pur détachement est au-dessus de toutes choses, car les vertus ont quelque peu en vue la créature, alors que le détachement est affranchi de toutes les créatures.
Les maîtres louent grandement l’amour … Quant à moi, je loue le détachement plus que tout amour. Et d’abord pour cette raison :
Ce que l’amour a de meilleur, c’est qu’il me force à aimer Dieu, alors que le détachement force Dieu à m’aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aller à Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s’insérer en moi et s’unir à moi que je ne puis m’unir à Dieu.
Que le détachement force Dieu à venir à moi, je le prouve ainsi : toute chose aime à être dans le lieu qui lui est propre et naturel. Or le lieu naturel et propre à Dieu est l’unité et la pureté, et c’est ce qui produit le détachement. Il faut donc nécessairement que Dieu se donne à un cœur détaché.
En second lieu, je loue le détachement plus que l’amour parce que le détachement me porte à n’être accessible qu’à Dieu. Or il est beaucoup plus noble d’être accessible à Dieu seulement que de souffrir toutes choses pour Dieu parce que, dans la souffrance, l’homme a quelque peu en vue la créature qui cause à l’homme la souffrance, alors que le détachement est complètement affranchi de toute créature.
Or, que le détachement ne soit accessible qu’à Dieu, je le prouve ainsi : ce qui doit être accueilli doit être accueilli dans quelque chose. Or le détachement est si proche du “néant” que rien n’est assez subtil pour trouver place dans le détachement, sinon Dieu seul. Seul, il est simple et si subtil qu’il peut bien trouver sa place dans le cœur détaché. C’est pourquoi le détachement n’est accessible qu’à Dieu.
Les maîtres louent aussi “l’humilité” plus que beaucoup d’autres vertus. Mais je loue le détachement plus que toute humilité et voici pourquoi : l’humilité peut exister sans le détachement, alors que le parfait détachement ne peut pas exister sans parfaite humilité, car la parfaite humilité tend à un anéantissement de soi-même.
Or le détachement est si proche du “néant” qu’il ne peut rien y avoir entre le parfait détachement et le néant. C’est pourquoi il ne peut y avoir de détachement sans parfaite humilité.
Or deux vertus ont toujours valu mieux qu’une.
La seconde raison pour laquelle je loue le détachement plus que l’humilité, c’est que la parfaite (!) humilité se courbe au-dessous de toutes les créatures et que, se courbant ainsi, l’homme sort de lui-même pour aller vers les créatures, alors que détachement demeure en lui-même.
Or sortir de soi ne peut jamais être assez noble pour que demeurer en soi-même ne soit pas beaucoup plus noble.
Le détachement parfait ne considère nullement qu’il doit se courber au-dessous de quelque créature ; il ne veut être ni au-dessous, ni au-dessus, il veut être là, de lui-même, sans considérer l’amour ou la souffrance de qui que ce soit, il ne veut ni l’égalité ni l’inégalité avec quelque créature, il ne veut ni ceci ni cela ; il veut être et rien d’autre.
Mais vouloir être ceci ou cela, il ne le veut pas, car celui qui veut être ceci ou cela veut être quelque chose, alors que le détachement ne veut être rien (pas les choses).
C’est pourquoi toutes choses sont devant lui sans être importunées …
Or tu dois savoir que l’aimable humilité fit que Dieu se pencha sur la nature humaine, alors que le détachement demeurait immobile …
Ou, aucune sortie, si petite qu’elle soit, ne peut rester sans dommage pour le détachement.
Je loue aussi le détachement plus que toute miséricorde, car la miséricorde consiste en ce que l’homme sort de lui-même pour aller vers les misères de son prochain et que son cœur en est troublé. Le détachement en est exempt, demeure en lui-même et ne se laisse troublé par rien. Car tout le temps que quelque chose peut troubler l’homme, il n’est pas tel qu’il doit être. Bref, quand je considère toutes les vertus, je n’en trouve aucune qui soit absolument sans défaut et qui unisse autant à Dieu que le détachement.
Un maître nommé Avicenne dit que la noblesse du cœur qui demeure détaché est si grande que tout ce qu’il contemple est vrai, que tout ce qu’il désire lui est accordé et que, quoi qu’il commande, il faut qu’on lui obéisse. Et tu dois savoir en vérité : quand le cœur libre demeure dans un véritable détachement, il contraint Dieu à venir vers lui et s’il pouvait demeurer “sans forme“ et sans aucun accident, il prendrait l’être propre de Dieu.
Or Dieu ne peut donner celui-ci à personne qu’à lui-même. C’est pourquoi Dieu ne peut rien faire de plus pour le cœur détaché que de se donner lui-même à lui. Et l’homme qui demeure ainsi dans un total détachement est tellement emporté dans l’éternité que rien d’éphémère ne peut l’émouvoir, qu’il n’éprouve rien de ce qui est charnel, et il est mort au monde car il n’a de goût pour rien de terrestre.
Or tu demanderas ce qu’est le détachement puisqu’il est si noble en lui-même ?
Tu dois savoir ici que le véritable détachement consiste seulement en ce que le cœur demeure insensible à toutes les vicissitudes de la joie et de la souffrance, de l’honneur, du préjudice et du mépris qu’une montagne de plomb est insensible à un vent léger.
Ce détachement immuable conduit l’homme à la plus grande ressemblance avec Dieu. Car Dieu est Dieu du fait de son détachement immuable, et c’est aussi du détachement qu’il tient sa pureté et sa simplicité et son immuabilité. Et c’est pourquoi si l’homme doit devenir semblable à Dieu, dans la mesure ou une créature peut avoir une ressemblance avec Dieu, ce sera par le détachement. Celui-ci conduit l’homme à la pureté, de la pureté à la simplicité, de la simplicité à l’immuabilité.
Et sache-le, être vide de toutes les créatures, c’est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c’est être vide de Dieu.
Je dis en outre : toutes les prières et les bonnes œuvres que l’homme peut accomplir dans le temps troublent aussi peu le détachement de Dieu que si jamais prières et bonnes œuvres n’avaient pas été accomplies dans le temps, et Dieu n’en est pas moins généreux ni bien disposé envers l’homme que si celui-ci n’avait jamais prié ou accompli de bonnes œuvres.
… Dieu ne veut pas exaucer demain ton invocation et ta prière, car il l’a exaucée dans son éternité “avant que tu sois un être humain”. Mais si ta prière n’est pas instante et sérieuse, Dieu ne veut pas maintenant refuser de t’exaucer, car il a déjà refusé dans son éternité. Et ainsi Dieu a vu toutes choses dans son premier regard éternel et Dieu ne crée rien de nouveau, toutes choses étant déjà accomplies d’avance. Et ainsi Dieu demeure en tout temps dans son immuable détachement.
Cependant, la prière et les bonnes œuvres des hommes ne sont pas pour autant perdues, car celui qui fait le bien est rémunéré, et celui qui fait le mal est rémunéré en conséquence.
Dieu nous garde de dire qu’il aime quelqu’un dans le temps, car pour lui rien n’est passé ni à venir …
Ici, tu dois savoir ce que disent les maîtres : dans chaque être humain demeure deux hommes différents ; l’un se nomme l’homme extérieur, c’est l’homme sensitif ; les 5 sens le servent, et pourtant l’homme extérieur agit par la puissance de l’âme. L’autre homme se nomme l’homme intérieur, c’est l’intériorité de l’homme.
Or tu dois savoir qu’un homme spirituel qui aime Dieu ne fait pas appel aux puissances de l’âme dans l’homme extérieur, sinon quand les cinq sens en ont absolument besoin, et l’intériorité ne se tourne vers les sens que dans la mesure où elle est un chef et un guide des cinq sens et veille sur eux pour qu’ils ne se livrent pas à leur objet selon l’animalité, comme le font les animaux sans raison, et de telles gens se nomment plus véritablement des animaux que des hommes. Et toutes les puissances que possède l’âme au-delà de ce qu’elle donne aux cinq sens, ces puissances, l’âme les donne entièrement à l’homme intérieur, et quand cet homme se tourne vers quelque chose de haut et de noble, elle tire à soi toutes les puissances qu’elle a prêtées aux cinq sens, et l’homme est privé de ses sens et ravi, car son objet est une image intellectuelle ou quelque chose d’intellectuel sans image.
Or certaines personnes consument absolument toutes les puissances de l’âme dans l’homme extérieur. Ce sont celles qui tournent tous leurs sens et leur raison vers les biens passagers et qui ne savent rien de l’homme intérieur.
Or tu dois savoir que l’homme extérieur peut avoir une activité, alors que l’homme intérieur demeure totalement libre et insensible.
Voici une comparaison
Une porte s’ouvre et se ferme sur un gond. Or je compare la planche extérieure de la porte à l’homme extérieur et je compare le gond à l’homme intérieur. Or selon que la porte s’ouvre et se ferme, la planche extérieure se tourne ici et là ; cependant le gond demeure “immobile” à sa place et ne change jamais pour autant. Il en est de même ici, si tu comprends bien.
Or je demande ici quel est l’objet du pur détachement. Je réponds ainsi : NI ceci NI cela n’est l’objet du pur détachement. Il repose sur le néant absolu et voici pourquoi il en est ainsi : Le pur détachement se situe au sommet. Or celui-là est au sommet en qui Dieu peut agir selon son absolue volonté.
Or Dieu ne peut agir dans tous les cœurs selon son absolue volonté, car bien que Dieu soit tout-puissant, il ne peut cependant agir que s’il trouve ou opère la “disponibilité”.
Nous en trouvons une comparaison dans la nature
Quand on chauffe un four et qu’on y met une pâte d’avoine, une d’orge, une de seigle et une de froment, c’est une même chaleur dans le four et pourtant elle n’agit pas de la même façon sur les pâtes ; car l’une devient du beau pain, l’autre est plus grossière, la troisième plus grossière encore. Et ce n’est pas la faute de la chaleur, c’est la faute de la matière qui est différente.
De même Dieu n’opère pas semblablement dans tous les cœurs ; il opère selon la disponibilité et la réceptivité qu’il trouve. Si un tel cœur contient ceci ou cela, il peut y avoir en “ceci ou cela” quelque chose qui fait que Dieu ne peut agir selon le mode le plus élevé.
Pour que le cœur soit disponible au plus élevé, il faut donc qu’il repose sur le PUR NEANT, et c’est là la plus grande possibilité qui puisse être. Comme le cœur se trouve au sommet, il faut qu’il repose sur le néant, car c’est là que se trouve la plus grande réceptivité.
Voici une autre comparaison dans la nature
Quand je veux écrire sur une tablette de cire, si noble que soit ce qui est inscrit sur la tablette, elle ne peut faire que je n’en sois gêné, en sorte que je ne peux pas y écrire, et si cependant je veux écrire, il faut que j’efface et supprime ce qui est sur la tablette. Et la tablette n’est jamais plus propre à l’écriture que s’il n’y a rien sur elle. De même, si Dieu doit écrire dans mon cœur selon le mode le plus élevé, il faut que sorte du cœur tout ce qui peut se nommer ceci ou cela, et tel est le cœur détaché. C’est pourquoi l’objet du cœur détaché n’est ni ceci ni cela.
Notez-le bien, gens de raison. Nul n’est plus joyeux que celui qui se trouve dans le plus grand détachement. C’est pourquoi le détachement est préférable à tout car il purifie… clarifie … enflamme … éveille … accélère (le développement de la connaissance) … fait connaître …
Notez le bien, vous tous, gens de raison L’animal le plus rapide qui nous conduise à cette perfection, c’est l’insatisfaction …