La nation du «paiement tout numérique» fait marche arrière: une nouvelle loi vient d’entrer en vigueur pour obliger les banques à fournir des services en liquide. Une petite victoire contre les inégalités sociales et les craintes face aux possibles cyberattaques
Frédéric Faux
Qui, ces derniers temps, aurait misé une seule couronne sur la pérennité de l’argent liquide en Suède? Dans ce pays où l’on peut tout payer par carte bancaire, sans minimum d’achat, que ce soit un paquet de chewing-gums ou un ticket de bus, ils sont de plus en plus nombreux à n’avoir aucune pièce ou aucun billet dans leur porte-monnaie.
Dans les églises, la traditionnelle quête a été remplacée par la possibilité de verser son obole par Swish, un système de paiement instantané par téléphone qui lie votre numéro à votre compte bancaire. Même les mendiants, plutôt que de tendre la main en vain, arborent sur leur poitrine leur numéro de Swish. Les 56 milliards de couronnes qui circulent encore dans le pays ne représentent plus que 1,2% du PIB, le plus bas niveau du monde (la moyenne dans l’Eurozone est de 10%), et le cash n’est plus utilisé que dans 6% des transactions.
La Suède se vantant d’adopter au plus tôt les nouvelles technologies, ces performances étaient célébrées comme le signe d’une société «agile», rapide, efficace… jusqu’à ce 1er janvier 2020. La nouvelle année a vu en effet l’entrée en vigueur d’une loi sur «l’obligation des institutions de crédit de fournir des services en argent liquide», aux dispositions plutôt radicales dans cette économie «tout numérique». Les Suédois doivent maintenant pouvoir retirer de l’argent liquide – et en déposer pour les entreprises – dans un rayon de 25 kilomètres autour de leur domicile. Une disposition qui doit s’appliquer à 99,7% de la population, les autres 0,3% vivant dans des recoins trop reculés de Laponie. La mesure a été adoptée à la quasi-unanimité des députés en novembre dernier et accorde un an aux banques pour se mettre en conformité, l’autorité de supervision bancaire se donnant le droit d’amender les récalcitrants.
Liberté de choix et lutte contre les inégalités sociales
Pour Per Bolund, ministre des Marchés financiers, il s’agit de laisser à chaque Suédois la liberté de choisir ses moyens de paiement, et de protéger les plus vulnérables: «Le paiement électronique présente beaucoup d’avantages, mais on doit aussi pouvoir utiliser le cash. Les personnes âgées, les handicapés, ceux qui viennent d’arriver en Suède doivent pouvoir payer en liquide.» Le déclin du cash est si rapide en Suède – la proportion de paiements liquides dans les commerces a chuté de 40% en 2010 à 15% en 2016 – que ce choix risquait bientôt de ne plus être possible. Les agences bancaires sont de plus en plus nombreuses à n’offrir aucun service en argent liquide et, en ville, il faut parfois marcher de longues minutes avant de trouver un distributeur de billets. Les magasins qui refusent le cash – c’est légal – se multiplient, et même l’accès aux toilettes publiques se fait au moyen d’une carte.
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Ainsi, la motivation profonde de cette nouvelle loi, et donc de ce revirement, est avant tout sociale. Si l’argent est injuste, ségrégateur, l’argent numérique l’est encore plus. Il implique, en Suède, d’avoir un numéro universel d’immatriculation, un compte en banque, un domicile fixe, ce que n’ont pas les immigrés, les touristes ou les personnes dans des situations de grande précarité. Il demande de maîtriser les outils numériques, de consulter son compte bancaire sur un ordinateur portable, de savoir envoyer de l’argent par téléphone. Il exige un accès permanent au réseau téléphonique et à internet, ce qui n’est pas toujours le cas en zone rurale. Et, enfin, il empêche tous ceux qui ne remplissent pas ces conditions d’acheter biens et services.
«C’est un argument que l’on emploie depuis longtemps et qui a enfin été écouté», se félicite Björn Eriksson, policier à la retraite qui milite pour le maintien du cash à la tête de l’association Kontantupproret. «Presque tous les partis ont voté cette loi pour forcer les banques à faire leur travail.» Une unanimité d’autant plus grande que cette méfiance autour de l’argent électronique, aujourd’hui, ne concerne plus seulement les marges de la société. La Banque centrale suédoise, soucieuse de voir disparaître un moyen de paiement dont elle a le monopole, «garanti par l’Etat», s’est félicitée de ce «pas dans la bonne direction».
Prochaine étape: convaincre les commerces
Du côté de la sécurité civile, on s’inquiète aussi des risques en cas de guerre ou de cyberattaque: que deviendrait un pays sans aucun moyen de paiement? Chez les jeunes, ce sentiment progresse également, pour d’autres raisons: «Quand vous entendez ces nouvelles venues de Chine sur le fichage électronique des citoyens à travers leurs achats, comment pouvez-vous être sûr que ce genre de surveillance ne va pas arriver dans des pays comme la Suisse ou la Suède?» s’alarme Björn Eriksson. «Ce n’est peut-être pas pour demain, mais je rencontre de plus en plus de jeunes, de cadres très bien insérés qui limitent leurs achats par carte car ils craignent Big Brother!»
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En Suède, pour l’instant, les seuls commerces où les consommateurs hésitaient à utiliser leur carte bancaire étaient les Systembolaget, ces magasins d’Etat qui sont les seuls autorisés à vendre de l’alcool et où les buveurs honteux ne veulent pas laisser de traces de leur paiement… Mais cette liberté sera-t-elle encore là dans quelques années? «On a gagné une première bataille avec les banques, mais cela ne servira à rien si les boutiques et les commerces sont de plus en plus nombreux à refuser le cash. Il faut obliger certains d’entre eux à faire machine arrière», continue Björn Eriksson. «C’est notre prochaine bataille.» Interrogé sur ce point, le ministre Per Bolund a répondu au Temps que le comité parlementaire qui avait élaboré cette nouvelle loi avait écarté ce scénario… pour l’instant.
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