La politique n’avait pas de sens pour René Guénon (1886-1951) : « Nous n’avons que la plus parfaite indifférence pour la politique et tout ce qui s’y rattache de près ou de loin, et nous n’exagérons rien en disant que les choses qui ne relèvent pas de l’ordre spirituel ne comptent pas pour nous. »Cette position, explique Erik Sablé, était particulièrement remarquable à une époque où les passions politiques étaient d’une rare violence, avec d’un côté les Camelots du roi, les Jeunesses patriotes de Taitinger. les Croix de Feu et les Volontaires nationaux du colonel de La Rocque, et de l’autre, les socialistes, les communistes, la CGT, les anarchistes. La société était profondément polarisée et la démocratie impuissante face à la montée des totalitarismes.
L’indifférence de Guénon à la politique lui aura permis de ne pas tomber dans les pièges des prises de position partisanes, à la différence de nombreux intellectuels de l’époque.
Dans « Orient et Occident », il considère le mouvement bolchevique comme « nettement antitraditionnel, donc d’esprit entièrement moderne et occidental ».
Dès 1931, il ne manque pas une occasion de parler avec mépris des « racistes allemands » à propos des nazis. Pour lui la notion de « race » est « une concession plutôt fâcheuse à certaines idées courantes, qui sont assurément fort éloignées de toute spiritualité », écrit-il dans la critique d’un article de Julius Evola paru dans la Vita italiana, en septembre 1938.
Dans « Le Symbolisme de la croix », il écrit : « Nous laissons entièrement de côté, cela va sans dire, l’usage tout artificiel et même anti-traditionnel du swastika par les « racistes allemands » qui, sous l’appellation fantaisiste et quelque peu ridicule de hakenkreuz ou « croix à crochets », en firent très arbitrairement un signe d’antisémitisme, sous prétexte que cet emblème aurait été propre à la soi-disant « race aryenne », alors que c’est au contraire […] un symbole réellement universel. »
De même, à propos du fascisme, il affirme dans une lettre à R. Schneider datée du 6 janvier 1937 : « Il y a de singulières ressemblances entre les emblèmes du fascisme et ceux d’une certaine « Maçonnerie noire » qui n’avait d’ailleurs de maçonnique que le nom. »
A propos de l’Action française, s’il lui arrive de citer Jacques Bainville, et d’approuver certaines idées de Léon Daudet, il est très éloigné de la pensée maurrassienne xénophobe, raciste et antisémite.
Il affirme nettement à plusieurs reprises que « le nationalisme est anti-traditionnel » et il consacre de nombreuses pages dans « Orient et Occident » ou dans « La Crise du monde moderne » à réfuter avec virulence les thèses anti-orientalistes et pro-occidentales de ce parti. A l’époque où il écrivait « Orient et Occident », qui dénonce les méfaits de la présence occidentale en Orient, seuls les communistes et quelques groupes libertaires étaient fondamentalement anticolonialistes. Ce n’est pas pour autant que Guénon était anarchiste. Il ne l’était pas plus que partisan de l’Action française, et il jugeait l’agitation et le bruit faits à son époque par les différents partis avec hauteur, distance, et rapportés à la pensée traditionnelle, comme autant d’illusions.
D’une manière plus générale, c’est la démocratie elle-même qu’il remettait en cause. Elle lui semblait une expression parfaite du « règne de la quantité » Il nous faut encore insister sur une conséquence immédiate de l’idée « démocratique », qui est la négation de l’élite entendue dans sa seule acception légitime […] Celle-ci, par définition en quelque sorte, ne peut être que le petit nombre, et son pouvoir, son autorité plutôt, qui ne vient que de sa supériorité intellectuelle, n’a rien de commun avec la force numérique sur laquelle repose la « démocratie », dont le caractère essentiel est de sacrifier la minorité à la majorité, et aussi, par là même, […] la qualité à la quantité, donc l’élite à la masse. »
Le système démocratique favorise les plus ambitieux, les plus agressifs, ceux qui veulent « réussir » et sont prêts à toutes les compromissions. « Comme l’égalité est impossible en fait, et comme on ne peut supprimer pratiquement toute différence entre les hommes, en dépit de tous les efforts de nivellement, on en arrive, par un curieux illogisme, à inventer de fausses élites, d’ailleurs multiples, qui prétendent se substituer à la seule élite réelle […] On peut s’en apercevoir aisément en remarquant que la distinction sociale qui compte le plus, dans le présent état de choses, est celle qui se fonde sur la fortune, c’est-à-dire sur une supériorité tout extérieure et d’ordre exclusivement quantitatif, la seule en somme qui soit conciliable avec la « démocratie », parce qu’elle procède du même point de vue. » Et c’est bien ce qui se passe dans notre monde qui privilégie, en réalité, les valeurs les plus basses, celles du profit, tout en nous faisant croire que ce sont les plus méritants qui « gagnent ». C’est ainsi que l’on se retrouve gouverné par des êtres monstrueux d’avidité et de duplicité — et les grands discours humanitaires ne servent qu’à camoufler ce fait.
À l’inverse. « une élite véritable […] ne peut être qu’intellectuelle ; c’est pourquoi la « démocratie » ne peut s’instaurer que là où la pure intellectualité n’existe plus, ce qui est effectivement le cas du monde moderne ». Cela signifie qu’une société harmonieuse doit être dominée par des êtres de spiritualité. Ils constituent la seule véritable élite car une société « normale », traditionnelle, doit se fonder sur le spirituel, comme c’était le cas dans beaucoup de villages afghans avant l’invasion soviétique. Les artisans du bazar faisaient souvent partie de tariqas soufies et le Sheikh (le maître spirituel) représentait l’autorité suprême, même s’il ne participait en rien à la vie de la communauté villageoise. Il était souvent une simple « présence », à l’image du roi taoïste dont le pouvoir ne s’exerce pas, ne se voit pas, qui demeure inconnu des hommes, mais qui est, par son rayonnement, la source d’une continuelle bénédiction pour le peuple. Il est l’expression du ciel sur la terre. Il reflète le Tao et maintient l’harmonie de l’univers dans son royaume. […]
Chez les anciens Celtes, les druides étaient entourés d’un très grand respect et tout le monde leur obéissait, y compris les rois. Ce sont eux, d’ailleurs. qui veillaient à ce que le choix du roi se fasse dans les meilleures conditions et soit « régulier et bénéfique ». Comme le dit Françoise Le Roux : « La royauté celtique a vécu à l’ombre et pour ainsi dire sous la protection du sacerdoce druidique. » Le recrutement des druides n’était pas héréditaire et tous ceux qui le désiraient et en avaient la capacité pouvaient suivre l’enseignement pour devenir druide.
On a caricaturé le système des castes de l’Inde ancienne. On a oublié que « plus le rang est élevé dans la société, plus les obligations morales et les restrictions sont sévères ». Un brahmane, la caste la plus élevée, celle qui détient la connaissance, « ne peut posséder que très peu de biens matériels […] En revanche, un membre de la caste artisanale, un shudra, a beaucoup plus de liberté. À tel point que les bateliers du Gange, quand ils se disputent, se menacent mutuellement : « Par ma malédiction tu renaîtras brahmane… »»
Cependant, toutes les sociétés traditionnelles sont loin d’avoir un système de castes aussi rigide qu’en Inde ancienne. Dans la société pharaonique, un « fils de paysans peut prétendre aux plus hautes fonctions de l’État ». C’est ainsi qu’un personnage aussi important qu’Imhotep, grand prêtre d’Héliopolis et organisateur de tous les grands chantiers de l’époque, était un simple fils d’agriculteur. Amenhotep, l’un des plus grands sages reconnus de l’ancienne Égypte, qui fut l’éminence grise du roi et de la reine Tiyi, était le fils d’un petit fonctionnaire. Senmout, ministre et architecte de la reine Hatcheptout, était l’enfant d’un modeste artisan. Des prêtres étaient même chargés de repérer les enfants aptes à suivre l’enseignement sacré des Temples. Ces derniers devenaient médecins, officiers, scribes, prêtres, etc., en fonction de leurs qualités, de leurs aptitudes, pour que se perpétue l’enseignement sacré sur lequel était fondée la civilisation de l’ancienne Égypte.
Dans ces sociétés traditionnelles, la caste sacerdotale dûment choisie était donc la gardienne de la Tradition. Les prêtres étaient l’axe autour duquel gravitait la vie sociale, ils étaient la source de l’harmonie du royaume. Sans leur présence, les individus ne pouvaient que s’égarer, et la société sombrer dans le chaos.
Toute société humaine se retrouve finalement gouvernée par une élite. Même le communisme, qui voulait abolir la hiérarchie du monde bourgeois, se retrouva dirigé par une caste de privilégiés, peut-être plus tyrannique et violente que celle qu’ils avaient bannie. Le problème est simplement de savoir quelle élite nous voulons avoir. Est-ce celle de la finance, de la noblesse, de penseurs médiatiques, de techniciens, ou même de l’apparence, comme on le voit avec l’importance actuelle des acteurs, des actrices et des mannequins ?
Les sociétés traditionnelles, au sens où l’entendait Guénon, ont toujours privilégié les personnes consacrées à la quête du spirituel. Une élite que nous avons oubliée depuis longtemps et qui n’appartient même plus à nos références scolaires.
Une expression populaire parle de « marcher sur la tête ». Nous pouvons dire que la modernité « marche sur la tête ». Elle a renversé la hiérarchie véritable et les valeurs de sagesse qui en découlent. Ce qui doit être normalement en haut se retrouve en bas, et le bas domine, pour le plus grand malheur de l’être humain.
Erik Sablé