TRIBUNE – Depuis la révélation du scandale Fact and Furious exposé par Idriss Aberkane, c’est la guerre ouverte entre la nébuleuse des fact-checkers et celle des personnes attaquées, harcelées, disqualifiées, discréditées et salies depuis maintenant trois ans.
C’est ainsi qu’on a pu voir les ténors du fact-checking, Rudy Reischtadt et Tristan Mendès France, ou encore Thomas Durand, alias la Tronche en biais, lancer des anathèmes et des insultes sur les réseaux sociaux, mais aussi et surtout déclencher des actions en justice afin de laver le déshonneur dont ils se plaignent, convaincu d’avoir œuvré pour le Bien de tous dans leur combat acharné contre les « complotistes ». Retour de boomerang, arroseur arrosé, qui sème le vent récolte la tempête. La posture victimaire est évidente et ne trompe pas les lecteurs avisés. Mais, ceci ne nous regarde ni ne nous intéresse pas.
Loin de moi, donc, l’envie de m’attarder sur ces complotophobes obsessionnels compulsifs de la pensée qui tourne en rond, il m’a plutôt semblé plus intéressant de revenir sur cette notion de « complotiste » et surtout sur la fonction sociopolitique qu’elle occupe depuis longtemps dans la société en général et en particulier dans les régimes totalitaires.
La notion d’une nébuleuse « complotiste » existe depuis toujours. Mais, à l’origine, l’idée était de traquer les personnes qui étaient supposées fomenter un complot contre le pouvoir et l’État dans le secret afin de révéler les comploteurs.
Les Templiers et la Compagnie de Jésus apparaissent comme les premiers groupes organisés accusés de mener un complot planétaire afin de dominer le monde.
La première œuvre historique qualifiée de théorie du complot porte sur la Révolution française et a été publiée à la fin du XVIIIe siècle : les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, écrits en 1798 par l’abbé Augustin Barruel.
Plus près de notre époque, on trouve le Protocole des Sages de Sion, un texte inventé de toutes pièces par la police secrète du Tsar et publié pour la première fois en Russie en 1903. Ce faux se présente comme un plan de conquête du monde établi par les Juifs et les francs-maçons. Traduit en plusieurs langues et diffusé à l’échelle internationale dès sa parution, il devient un best-seller. Ainsi, la police tsariste était-elle chargée de traquer et d’arrêter les comploteurs juifs et francs-maçons.
Plus tard, Staline décide dès 1935 que tous ceux qui ne sont pas de son bord sont décrétés « fascistes », l’antifascisme est né et aura de très beaux jours devant lui jusqu’à aujourd’hui. Des centaines de milliers de personnes désignées comme fascistes ont ainsi été arrêtées et assassinées par Staline.
Dans la même période, Hitler et sa bande choisiront le juif d’abord comme bouc émissaire, ensuite et surtout comme ennemi à éliminer, ce qui débouchera sur l’extermination industrielle des Juifs d’Europe, la Shoah.
Ces trois exemples montrent en réalité ce qu’on appelle la fabrique de l’ennemi, car un ennemi, ça s’élabore, ça se construit, ça se façonne comme une arme redoutable de destruction massive des opposants et des dissidents. La fabrication d’un ennemi est, par conséquent, l’arme principale et fédératrice de tous les régimes autocratiques, dictatoriaux et totalitaires.
Les régimes totalitaires ont toujours désigné leurs ennemis comme des comploteurs. Mais pas comme des « complotistes », terme fourre-tout qui désigne aujourd’hui une personne dont la pensée et l’opinion non alignées dérangent le pouvoir.
Or, la fabrique de l’ennemi est un opérateur idéologique et politique à l’œuvre également dans les régimes démocratiques, le procédé est identique et occupe la même fonction de neutralisation et d’élimination des opposants et des dissidents.
Jusqu’ici rien de neuf, ces processus sont connus et ont été identifiés depuis belle lurette.
Sauf que la figure du « complotiste » est apparue dès le début de l’épidémie de Covid en occupant immédiatement la même fonction que celle utilisée par les régimes totalitaires.
Staline, Hitler et le Tsar avaient chacun une police politique et idéologique chargée de chasser, d’arrêter et de neutraliser leurs opposants désignés comme des comploteurs, des ennemis considérés comme des individus dangereux à isoler, enfermer et éliminer.
De même, les régimes démocratiques occidentaux ont trouvé leur ennemi à neutraliser : le « complotiste », une figure issue d’un néologisme récent dans les livres traitant des théories du complot (Pierre André Taguieff, les théories du complot, Que sais-je, 2021). Toutefois, l’idée et la démarche restent identiques, même si les désignés complotistes ne subissent évidemment pas le même sort que celui des comploteurs des régimes totalitaires, bien qu’il y ait déjà eu des arrestations et des gardes à vue, voire des internements psychiatriques en France.
On l’a vu depuis le début de la pandémie, tout individu contestant le dogme de la narration officielle du Covid a été désigné comme « complotiste », traqué, chassé, neutralisé, harcelé, et même parfois persécuté et exclu du champ social et professionnel par des procédés intimidants, menaçant, disqualifiants et humiliants menés par des individus rémunérés pour cette basse besogne et structurés par des associations en réseau comme des officines idéologiques parfois soutenues et sponsorisées par des fonds privés et/ou publics. Il s’agit ici tout simplement d’une mise à mort sociale et professionnelle qui ne dit pas son nom.
La fabrique de l’ennemi complotiste dans les démocraties occidentales s’est rapidement mise en place depuis 2020 grâce aux soutiens et aux relais des médias officiels et des réseaux sociaux, opposant la médiasphère à la complosphère et constituant ainsi l’axe du camp du Bien contre celui du camp du Mal absolu. La harcèlosphère dénoncée par FranceSoir a très bien mis en lumière la manière dont le professeur Didier Raoult a été ostracisé, dénigré, insulté, ce qui s’apparente à de la maltraitance sociale et professionnelle délibérée et intentionnelle. D’autres personnes désignées « complotistes » ont vécu le même harcèlement stigmatisant et la même mise à l’écart sur les réseaux sociaux et même jusque dans leur vraie vie privée et professionnelle.
Cette fabrique de l’ennemi dans le contexte de la pandémie a pu se développer dans un contexte de fragilisation antérieure des régimes occidentaux dont le déficit démocratique a conduit certains auteurs, dont moi-même, à les décrire dès 2020 comme des régimes adémocratiques, le « a » privatif désignant ici le déficit, ce qui permet d’éviter l’écueil du terme « antidémocratique » souvent utilisé à mauvais escient.
Le caractère adémocratique se définit par l’affaiblissement des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs, court-circuités, non consultés, absents, muets, mais aussi et surtout par un accroissement du contrôle social et de la surveillance devenus numériques, par la répression policière et le recours au pouvoir judiciaire et à la sanction (criminalisation des complotistes et délinquance d’acquisition par le vote de nouvelles lois pandémies, amendes, infractions pénales) et par un usage excessif des décisions de l’exécutif, instaurant une verticalité incontestable et un estompement de la séparation des pouvoirs
Ces dérives ont été observées tant en France qu’en Belgique de manière simultanée au cours des trois dernières années.
Une question mérite dès lors d’être posée ici sans tabou : la fabrique de l’ennemi désigné comme complotiste est-elle le signe d’une dérive adémocratique qui pourrait encore s’accentuer au fil du temps en étendant son champ d’application aux personnes qui s’opposent à la guerre en Ukraine et qui n’adhèrent ni aux politiques menées par les gouvernements ni au narratif officiel relayé par les médias ? Ces derniers agissent de plus en plus comme des courroies de propagande du pouvoir bien plus que comme de réelles agences de presse et d’information. Le cas de la chaîne française LCI est emblématique à cet égard puisqu’elle consacre depuis le 24 février tout son temps d’antenne à la guerre en Ukraine en déployant une véritable propagande pro ukrainienne sans jamais donner la parole à de réels contradicteurs ayant un tout autre point de vue sur ce conflit.
Assistons-nous, en ce moment, à l’extension du domaine de la fabrique de l’ennemi pour paraphraser la très belle expression de Michel Houellebecq ?
Cette dérive peut-elle conduire à un nouveau totalitarisme ?
Pire : sommes-nous déjà dans une sorte de nouveau totalitarisme sans le savoir ou sans vouloir le reconnaître tant l’idée nous demeure insupportable, nous, Occidentaux qui avons connu des périodes totalitaires dévastatrices et qui avons juré « plus jamais ça » ? Le recul historique nous manque pour qualifier correctement le régime actuel et ses dérives. Cependant, le mot est lâché ici délibérément afin de susciter le questionnement. Un mot interdit, un gros mot qui, dès qu’il est prononcé, enclenche des réactions épidermiques violentes : « Le totalitarisme, vous n’y pensez pas, allez vivre en Corée du Nord, en Russie en Chine ou en Iran pour vous rendre compte que nous n’y sommes pas et prendre conscience de la chance que vous avez. »
Certes et aucune personne sensée ne dira le contraire et certainement pas l’auteur de ces lignes.
Sauf que cet argument ne suffit pas à clore la discussion et qu’elle mérite d’être engagée et approfondie.
En effet, si l’on se réfère aux travaux d’Hannah Arendt sur le totalitarisme (Hannah Arendt, « Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem », Gallimard, 2002), un régime totalitaire comptabilise plusieurs paramètres bien connus que l’on retrouve de plus en plus dans nos régimes devenus adémocratiques, dont ceux-ci : verticalité du pouvoir, exclusion des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs, contrôle et surveillance de la vie privée et intrusion dans celle-ci, surveillance et contrôle social et policier, excès de répression, police politique et idéologique, contrôle des médias, réductions des libertés individuelles et collectives, prééminence de l’idéologie sur la politique, rétrécissement de la liberté d’opinion et d’expression, impossibilité de débats contradictoires, propagande d’État, novlangue, fabrique d’un ennemi et désignation de celui-ci.
Les régimes totalitaires contemporains (Russie, Iran, Chine, Corée du Nord) sont grossièrement calqués sur les anciens dans leurs structures, mais ils diffèrent beaucoup sur leur visibilité et sur l’esthétique, hormis la Corée du Nord, bien qu’ils aient tous conservé les mêmes caractéristiques et les mêmes pratiques.
Les anciens (fascismes, nazisme, communisme) étaient incarnés par une figure humaine, une tête, visible et identifiable, des habits, des costumes et des coutumes, des mimiques, le culte du chef et une conception collectiviste de la société dans laquelle l’individu humain n’a aucune valeur, étant soumis au collectif en tant que corps vivant à préserver à tout prix, fut-il celui du sacrifice de la vie individuelle.
L’erreur conceptuelle est donc de penser l’éventualité de l’existence d’un totalitarisme contemporain 2.0 occidental à l’aune de l’histoire révolue du XXe siècle en comparant nos régimes démocratiques aux avatars des régimes totalitaires du siècle précédent qui existent encore aujourd’hui. Cette comparaison ne suffit pas pour invalider l’hypothèse d’un totalitarisme d’un genre nouveau qui serait embryonnaire.
La fabrique du consentement autour d’un ennemi faussement désigné comme fasciste (le « populisme » souverainiste) ou comme « complotiste » ou comme traître (guerre en Ukraine) relève des mêmes mécanismes qui ont présidé au développement d’anciens régimes autoritaires et totalitaires.
L’objectif reste identique : défendre le pouvoir et le régime en place par la fabrique d’un ennemi commun fédérateur et rassembleur elle-même alimentée par une autre fabrique, celle de l’opinion et du consentement à laquelle les médias de masse s’adonnent quotidiennement par l’usage intensif de la propagande du quotidien de la LQR décrite par Eric Hazan. (Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Raisons d’agir, 2006)
LQR, signifie « Lingua Quintae Respublicae » : la langue de la Vème République. Or, la « langue républicaine » est immédiatement associée, par analogie, à la LTI, langue du IIIe Reich étudiée jadis par V. Klemperer, professeur juif chassé de l’université par les nazis. Aujourd’hui, dit Eric Hazan, la LQR, « arme postmoderne » adaptée aux « démocraties », symbolise la domination des élites bourgeoises et capitalistes de la Vème République sur le peuple, et, au-delà, sur tous « Les damnés de la terre » dont parle Franz Fanon dans son livre publié en 1961.
La LQR, dit Eric Hazan, dissimule sous ses abords démocratiques le sens véritablement totalitaire du pouvoir politique, non seulement dans le discours, mais également dans les pratiques.
Le totalitarisme contemporain potentiellement en gestation semble donc se nourrir aux mêmes mamelles qui ont nourri ceux du XXe siècle, mais en avançant masqué et opaque sous les traits diffus peu observables et peu identifiables d’un « globalitarisme » comme le nomme si bien le philosophe Philippe Forget, car nous sommes en 2022 et non en 1933 : autre temps, autre mœurs.
D’où la difficulté d’en faire le constat et encore plus d’arriver à le nommer et à le définir sans basculer dans une pensée radicale et réductrice que les faits ne vérifieraient pas. Dessiner la carte du territoire d’un nouveau totalitarisme est une tâche ardue qui demande beaucoup de recherches et de rigueur, cet article n’étant qu’une ébauche de questionnement.
Le mondialisme et ses adhérents, ainsi que le capitalisme de connivence et de surveillance et les GAFAM forment ce globaritarisme numérique qui développe la fabrique de l’ennemi pour se consolider et se défendre de tout élément susceptible de le mettre en échec.
Les facts-checkeurs sont en quelque sorte, peut-être, les idiots utiles (selon l’expression attribuée à Lénine[v]) d’un futur totalitarisme 2.0.
Ce qui caractérise la structure de ce nouveau totalitarisme qui se profile ce sont ses traits et ses fonctionnements psychologiques, perversion, psychopathie et sociopathie (rapport pervers à la loi et à l’autre et très faible degré d’empathie, maltraitance émotionnelle, harcèlement, déni de la réalité, cécité volontaire, propagande de masse inédite dans l’histoire) à l’inverse des anciens qui avaient une structure de type plutôt psychotique (paranoïaque), ce qui est le cas de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord par exemple, autant de pays qui se sentent encerclés et menacés dans leur existence par un ou des ennemis.
Le nouveau totalitarisme embryonnaire, le globaritarisme de la mondialisation dont l’UE est une des faces visibles dans son fonctionnement non démocratique (dirigeants non élus prenant des décisions importantes en conciliabule à huis clos), aura à combattre un jour de manière frontale ses ennemis, notamment l’islam politique et l’islamisme sous toutes ses formes avec lesquels il est en concurrence pour le maintien du contrôle social et au niveau des valeurs fondamentales. Pour l’instant, le premier essaye de pactiser avec le deuxième en tentant de l’englober et de le diluer dans l’espace politique et publique en niant sa nature profonde (vêtements, mœurs, accommodements raisonnables, réécriture de l’islam afin d’en faire une nouvelle lecture édulcorée et acceptable) et ce au moment même où la République Islamique d’Iran vacille et se fissure dans ses fondements.
Mais, il aura aussi en face de lui l’alliance des régimes totalitaires qui se met en place dans un monde qui devient multipolaire et dans lequel l’Occident qui régna pendant quatre siècles vit en ce moment son crépuscule.
C’est dans cet affrontement que la fabrique du complotisme et celle de la figure du complotiste constituent une aubaine et une arme de destruction massive très utile pour les pouvoirs fragilisés en Occident.
La fabrique de l’ennemi complotiste est solide, puissante et efficace et l’extension de son domaine d’application va croissant.
Personne ne devrait la sous-estimer, car elle pourrait muter en arme de destruction massive de la démocratie elle-même plus vite qu’on ne le pense à force de déni de la réalité et de cécité volontaire.
Michel Rosenzweig est philosophe, auteur et essayiste.
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