L’hebdomadaire Marianne a dévoilé un projet gouvernemental élaboré en toute discrétion. Depuis mars 2022, il aurait déjà fait l’objet d’au moins deux réunions à l’Élysée. Il s’agit d’un troc de haut vol : 4 milliards de mètres cubes d’eau douce, dont la France regorgerait malgré les canicules, contre des hydrocarbures étrangers. Et pas n’importe quelle eau : celle de la Durance qui approvisionne la centrale hydraulique de Saint-Chamas sur l’étang de Berre. Quand on n’a pas de pétrole, on a des idées folles !
Avant l’installation des premières industries pétrochimiques, dans les années 20, et le développement de l’aéroport de Marignane, l’étang de Berre (980 millions de m3 d’eau salée) avait une forte activité de pêche. En 1957, la pollution de l’étang en est arrivée au point qu’une loi a été votée… pour interdire la pollution, croyez-vous ? Pas du tout. C’est la pêche qui a été interdite. En 1966, la mise en service de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas n’a pas arrangé les choses. A l’époque, l’écologie était considérée comme un hobby très marginal. Très tranquillement, EDF déversait dans l’étang de Berre des milliards de mètres cube d’eau boueuses de la Durance. D’une densité plus faible que l’eau salée, l’eau douce restait en surface et asphyxiait les fonds. De plus, l’irrégularité des rejets, faisant varier la salinité, empêchait tout cycle de vie complet des populations animales ou végétales.
En 1995, la loi Barnier a instauré des quotas de rejets d’eau douce. La réduction de 35 % de l’activité de la centrale de Saint-Chamas était censée protéger l’environnement et la qualité du poisson. La pêche a été de nouveau autorisée. Cela n’a pas été efficace, car, en 2004, la Cour de justice européenne a condamné la France (p. 28 du rapport de l’Assemblée nationale). Sous la menace d’une astreinte financière significative, EDF a été contraint de réduire les quantités d’eau et de limons rejetées dans l’étang. Mais il a suffi, en 2018, d’un été trop chaud pour que cela tourne carrément à la catastrophe. Des poissons par centaines flottaient sur les eaux noires… sans compter les palourdes tuées net. Le Syndicat mixte pour l’étang de Berre (GIPREB) s’est porté partie civile contre EDF. Le 4 juillet 2022, donc au bout de quatre années de réflexion, le tribunal correctionnel de Marseille a rendu sa décision : il s’est déclaré incompétent. L’affaire aurait dû être jugée à Aix en Provence. La Justice suit donc paisiblement son cours…
Entre-temps, à l’étang de Berre, en juin 2019, un chien est mort après avoir reniflé des algues vertes toxiques. Quelques jours plus tard — effet de la canicule et de la pollution de l’eau — des milliers de poissons morts flottaient à la surface de l’eau à Marignane.
Déposé, en 2020, par les trois députés locaux, Pierre Dharréville (PCF), Jean-Marc Zulesi (LREM) et Eric Diard (LR), un rapport présente des propositions pour réhabiliter l’étang, avec l’aide de l’Union européenne.
En 2022, avec la canicule et la sécheresse, la centrale de Saint-Chamas est restée à l’arrêt. Pour la première fois, le taux de salinité de l’étang a été identique à ce qu’il pouvait être avant 1966.
Une trouvaille astucieuse
Loin de toute préoccupation écologique, revenons au magnifique projet d’échange de 4 milliards de mètres cubes d’eau douce contre du pétrole. Au premier plan apparaît Xavier Ghislain Houzel. Il a constaté que EDF rejette en pure perte des millions de mètres cubes d’eau douce de qualité prélevée dans la Durance et que la France pourrait avoir intérêt à exporter cette eau vers des pays qui ont en bien besoin ! Il prévoit de faire partir quotidiennement 19 tankers de 200 000 m3 d’eau paradoxalement depuis le port de la raffinerie de Fos et 48 de 80 000 m3 depuis celui de la raffinerie de Lavéra à Martigues, soit près de 3 milliards de m3 d’eau douce exportée à l’autre bout de monde. Cela permettrait à EDF de turbiner toute l’année au maximum de ses capacités. L’impact écologique ne fait pas partie du deal, à part ce qui peut soutenir le projet : l’impact positif sur la qualité de l’étang de Berre (ou plutôt l’économie des 2 milliards que coûterait la construction d’un canal de dérivation vers le Rhône).
Aventuriers et hommes de paille
Il n’aura pas fallu plus de quarante-huit heures à Xavier Ghislain Houzel pour organiser, le 22 mars 2022 à l’hôtel de Marigny — charmante annexe de l’Élysée —, la présentation de ce curieux projet. Alexis Zajdenweber et quatre conseillers ministériels l’ont reçu, puis en juin, au lendemain des élections présidentielles, il obtient en quelques jours seulement un rendez-vous avec Thomas Tardiveau.
Xavier Ghislain Houzel, devant qui s’ouvrent les portes de l’Élysée, a épousé une Rohan-Chabo, il est consultant, lieutenant honoraire de l’armée de l’air française, 1963-1964, diplômé en droit et sciences économiques (dont une maîtrise de Université de l’Oregon). Il a dirigé une filiale de Du Pont et la compagnie pétrolière française Carbonaphta. Négociant international d’hydrocarbures, ce vieux routier du business international dispose d’un carnet d’adresses sans pareil. De quoi se baguenauder partout où les intérêts de la France sont en jeu, du Congo à l’Arabie saoudite, en passant par l’Irak, la Syrie ou encore l’Iran. Cumulant le bagout de l’aventurier à la morgue du membre du Who’s who, « On n’a pas parlé de pétrole à l’Élysée, pas une seule fois ! Nous n’avons parlé que d’eau », a-t-il assuré. Il est venu à l’Élysée accompagné d’un avocat belge spécialisé en législation internationale, et par ailleurs lobbyiste auprès de la Commission de Bruxelles, et de la tête pensante du projet, Claude Rouy. Cet ancien directeur d’hôpital public s’est reconverti comme consultant après avoir été relaxé en 2004 par le tribunal correctionnel de Marseille de l’accusation de fausses factures et d’escroquerie à la sécurité sociale.
L’énarque qui les reçoit en mars est Alexis Zajdenweber. Il n’a jamais travaillé en entreprise, ce qui ne l’a pas empêché de rejoindre en mai 2017 la présidence de la République comme conseiller économie, finances, industrie. Il est commissaire aux participations de l’État (BPI) depuis le 14 septembre 2022, administrateur d’EDF depuis le 5 octobre. Deuxième homme de paille de l’Élysée, Thomas Tardiveau, polytechnicien, conseiller à la BPI, a reçu à son tour les trois compères en juin. Depuis le 16 juin, il est chargé de la « réforme » du marché de l’électricité et de la filière nucléaire au cabinet d’Agnès Pannier-Runacher. Une convergence de compétences éblouissante.
Béchu et Couillard découvrent l’étang de Berre
Le 29 septembre 2022, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, et Bérangère Couillard, secrétaire d’État chargée de l’écologie, sont venus à Saint-Chamas. Le GIPREB (Syndicat mixte de l’étang de Berre) a une fois de plus proposé de détourner une partie de l’eau douce vers les terres agricoles de la plaine de Crau (43 millions de m3 d’irrigation sont prélevés chaque année dans sa nappe phréatique). Les principaux clients du très réputé foin de Crau se trouvent en région parisienne, en Savoie, dans les Émirats et en Arabie Saoudite. Ce serait une bonne nouvelle pour les agriculteurs de cette réserve Natura 2000 sinistrée après la rupture du pipeline du 9 août 2009 — 7 000 m3 de pétrole brut s’étaient répandus sur 49 hectares (on traduit pour Bruno Le Maire : 490 000 m2). Leurs terres avaient été touchées à la fois par ce déversement et par les travaux de dépollution. Béchu et Couillard ont demandé des études rapides de faisabilité. Le coût, de l’ordre de deux milliards, a toujours fait reculer EDF. Ces études devront être fournies d’ici le début 2023— ce qui devrait être fait dans les temps, puisque cela fait vingt ans que les associations présentent des projets.
L’écologie sauce Macron
Entre le complexe pétrochimique de Berre-Fos-Martigues (polypropylène, polyéthylène) et la centrale de Saint-Chamas, le ministre a pu constater, s’il ne le savait pas…, que le bilan environnemental n’est pas brillant. Eh bien, vous vous trompez. S’il n’y a plus grand-chose de vivant dans les eaux de l’étang, en revanche on peut se baigner sans danger. Ainsi la commune de Saint-Chamas (Zone Natura 2000, 4 ports de plaisance ou de pêche) a-t-elle été élue meilleure commune pour la Biodiversité 2022. La fréquentation de nombreuses plages « sauvages » gênait la nidification des sternes naines sur le cordon coquillier de la Petite Camargue. Eh bien, à cela a répondu la création de la plage des Cabassons, à l’emplacement d’un ancien stade. Dans la continuité de sa labellisation Plage sans déchet plastique en 2021 et du Pavillon Bleu en 2022, la ville de Saint-Chamas, en lien avec la Ligue contre le cancer, s’est inscrite dans la démarche Espace sans tabac. La plage des Cabassons est devenue une zone non-fumeur. Forte d’un réseau associatif citoyen, la commune a également mis en place un Permis de végétaliser qui participe à améliorer le paysage urbain et un Atlas de la biodiversité communale qui va permettre d’améliorer encore la connaissance de la nature locale.
Tout cela — visite du ministre, labels divers et variés — est pour amuser le bon peuple. Pendant ce temps-là, à l’Élysée, les « affaires » suivent leur cours.