Une biorégion doit permettre à la fois une autonomie de « subsistance » et une autonomie de « gouvernance » des populations humaines à travers la mise en commun du foncier et un attachement au milieu à cultiver.
Face à l’échec du découpage administratif des territoires et de nos sociétés urbaines énergivores, un mouvement propose une autre façon d’habiter le monde à travers la création de biorégions. Alternative radicale à la métropolisation, la biorégion est définie par les limites écologiques d’un territoire pour permettre la déconcentration des peuplements, la relocalisation de certaines activités, la décentralisation des pouvoirs et la décroissance de toutes les exploitations humaines. Un appel a été lancé pour inviter toutes les bonnes volontés à rejoindre le mouvement et grossir les rangs des 10 biorégions en cours de conception.
La biorégion, un découpage territorial écologique
Fondée dans les années 1970 sous la plume de l’éco-anarchiste Peter Berg après sa rencontre avec l’écologiste Raymond Dasmann, la notion de biorégion est une alternative à la métropole, trop énergivore et consommatrice de ressources. Elle est revenue sur le devant de la scène, depuis les mondes de la recherche jusqu’aux métiers de l’action territoriale, face à la vulnérabilité de nos sociétés urbaines qui explosent les limites planétaires.
C’est dans l’ouvrage de référence sur le sujet, Dwellers in the land de Kirkpatrick Sale, que l’on en trouve une définition plus précise. La biorégion est « un territoire de vie, un lieu défini par ses formes de vie, ses topographies et son biote plutôt que par des diktats humains ; une région gouvernée par la nature et non par la législation humaine » (trad. Rollot et Weil en 2020 sous le titre L’art d’habiter la Terre)
On pourrait donc penser que la reprise de ce terme par nos institutions françaises permettrait une avancée dans la réorganisation de nos modes de production et consommation, mais les membres de la société écologique du post-urbain nous préviennent :
« Nos institutions, mimétiquement organisées comme l’économie du capital, ne sont pas restées orphelines de propositions autour des bassins de vie vécus, et pourraient laisser croire que le pli a déjà été pris. Le problème, c’est que ces périmètres sont fonctionnels, dessinés en surplomb. Le terroir est devenu un objet marketing plutôt que l’essence de ce qu’il était, donc la biorégion a été enlevée par les institutions mais vidée de sa substance, comme en Gironde » dénonce Guillaume Faburel, enseignant-chercheur et auteur de « Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre », et de « Pour en finir avec les grandes villes », auprès de La Relève et La Peste
Entre 2012 et 2015, la première initiative officielle biorégionale en France a été menée en Gironde. Au final, cette stratégie aura seulement permis aux institutions impliquées de valoriser économiquement le « patrimoine naturel » aquitain à travers le développement d’infrastructures et de tourisme, loin de participer à la résilience ou à l’autonomie des populations.
« L’essence même de la biorégion est écoanarchiste, antispéciste et surtout biocentrée. C’est une toute autre façon d’habiter la Terre, plus connectée, plus ancrée, au cœur du Vivant, plus respectueuse des autres habitants de notre planète et des fragiles équilibres écosystémiques. La biorégion est aux antipodes des décors bétonnés, totalement artificiels, de nos environnements urbains et métropolitains qui nous ont coupés du Vivant et sont directement à l’origine de la catastrophe écologique. » précise Jean-Christophe Anna, Co-fondateur de l’ONG L’Archipel du Vivant engagée dans la Société écologique post-urbaine, à La Relève et La Peste
Pour délimiter une biorégion, la question des écosystèmes joue un rôle déterminant et sert de creuset (et non pas d’espaces support inertes).
La souveraineté sur un espace biorégional est repensée notamment autour de la communalisation des surfaces agricoles, forêts, cours d’eau, lacs, nappes phréatiques… dont l’usage est récupéré à l’échelle de petites entités de vie. Il s’agit d’aboutir à un allègement des pressions anthropiques, atteignable par une symbiose écologique issue d’une prise en compte de toutes les formes de vivant.
Vivre en symbiose avec son territoire
Une biorégion n’est pas forcément synonyme de petit territoire. L’expérience de biorégion la plus aboutie, à ce jour, se trouve dans la chaîne des Cascades et porte le nom de Cascadia. Elle a été nommée pour la première fois en 1970 par le sociologue et écologiste David McCloskey, alors professeur à l’Université de Seattle.
La biorégion Cascadia s’étend sur plus de 4000km le long de la côte nord-ouest des États-Unis et du Canada. Elle comprend la Colombie Britannique, les États de Washington et de l’Oregon mais sa cartographie n’est pas figée. Elle abrite un peu plus de 15 millions d’habitants qui ont développé une certaine unité sociale et défendent leur Région contre des grands projets d’aménagements destructeurs, comme le projet d’oléoduc Keystone XL qu’ils ont réussi à annuler.
« La Cascadia constitue une biorégion dans la mesure où elle abrite faune, flore, topographie et géologie homogènes, qui forment un écosystème spécifique. En plus de cette unité écologique, il y a une forte identité culturelle en Cascadia, où un certain nombre d’habitants se considèrent avant tout comme « Cascadiens ». Divers évènements et symboles renforcent ce sentiment d’appartenance à une même biorégion. On peut évoquer la Cascadia Cup (championnat de football), la Cascadia Dark Ale (bière locale), le Cascadia Poetry Festival ou encore le Cascadia Day et le Cascadian Flag (drapeau avec un pin d’Orégon) » écrit Julie Celnik, géographe et doctorante au laboratoire CEMOTEV de l’Université Versailles St-Quentin-en-Yvelines (UVSQ)
« La biorégion est également une formidable opportunité d’établir enfin une véritable démocratie. À L’Archipel du Vivant, nos deux principales sources d’inspirations sont à ce titre le Rojava en Syrie et le Chiapas. À l’entrée de ce territoire mexicain au sein de l’état du même nom, des panneaux affichent clairement la couleur : « Ici le peuple gouverne et le gouvernement obéit ! » » explique Jean-Christophe Anna pour La Relève et La Peste
Une biorégion doit permettre à la fois une autonomie de « subsistance » et une autonomie de « gouvernance » des populations humaines à travers la mise en commun du foncier et un attachement au milieu à cultiver. Concrètement, l’appel pour créer des biorégions, précise ainsi que :
« Au final, rapporté à la personne, et d’abord par groupes de 2 ou 3 dizaines réunies en hameaux, ce sont environ 4 300 m2 qui sont nécessaires par personne dont 3200 m2 de bois (forestier) par personne et 400 à 600 m2 de jardins de cultures (y compris une partie céréales) ». Ce calcul comprend aussi les besoins en petit outillage et déplacement.
« Ce calcul a été fait en croisant des données pour la plupart officielles autour des régimes alimentaires et de la conversion nécessaire des surfaces de terre. Il s’agit de repenser des modes de vie qui revisitent considérablement nos besoins occidentaux en les divisant par 4 ou 6, pour passer de la consommation à la production. Ce 4300m2 dessine un périmètre de 30km pour 20 000 à 30 000 habitants. Converti ou multiplié par le nombre d’habitants en France ; on arrive à 50% de la surface hexagonale anthropisée, or on y est déjà » explique Guillaume Faburel, enseignant-chercheur, à La Relève et La Peste
Un des critères déterminants : la façon de se déplacer. Tout le but de la biorégion est de se passer des énergies fossiles, impactant directement les modes de transport qui doivent redevenir plus doux avec de la marche, du vélo, de l’hippotraction, et des transports en commun. Et surtout : ré-empaysanner nos sociétés.
Aussi utopiste qu’elle puisse paraître, cette idée essaime bien partout dans le monde. Au titre de la Société écologique du post-urbain (du réseau des territorialistes), Guillaume Faburel coordonne le mouvement des biorégions pour que les bonnes volontés ne partent pas avec leurs valises sans se poser des questions de fond et « sans abandonner personne à l’enfer du béton, notamment les classes populaires ».
Un mouvement international
Actuellement, il y a une dizaine de biorégions en train de se concevoir partout dans le monde, au-delà de Cascadia. En France, ils se situent dans le Bassin de Thau, Belle-île en Mer, les Cévennes (le collectif Vallée longue), Macônnais, le Périgord Vert, la Vallée de la Drôme, ou encore la Vallée de la Vésubie. Mais il y en a aussi au Brésil, Québec, Pologne, Espagne.
« Au mieux la biorégion va regrouper les initiatives très éclectiques existantes sur les territoires, souvent déjà des lieux d’effervescence historique dont certains ont pu se saisir du terme. Nous procédons à un recensement et croisement d’expériences de productions vivrières et nourricières, une réflexion sur les exodes urbains car nombre de jeunes reviennent déjà ou aspirent à venir dans les campagnes. Le Brésil s’organise grâce à des écolieux autour des personnes les plus fragiles et les plus précaires, qu’ils mettent en lien et portent par une reprise du foncier. Ils se sont organisés collectivement pour épauler des groupes ou des familles qui voudraient partir des villes » explique Guillaume Faburel pour La Relève et La Peste
Mouvement né il y a 2 ans et réunissant une trentaine d’organisations, le mouvement pour une société écologique post-urbaine relie ces initiatives et a lancé un Appel à la création de biorégions post-urbaines, « destiné à toute personne ou collectif souhaitant penser et dessiner son milieu écologique de vie de manière soutenable ». Toutes ces initiatives seront présentées et discutées lors du Séminaire Biorégions post-urbaines des 14, 15 et 16 septembre à Villarceaux, France.
« Le principe de biorégion permet d’accompagner l’exode urbain que nous observons aujourd’hui. Il s’inscrit dans une démarche d’empouvoirement individuel, d’autonomisation et d’anticipation des chocs que nous vivons déjà et de ceux à venir. Créer des biorégions est un moyen d’anticiper ces chocs afin d’accueillir au mieux les migrations climatiques et urbaines à venir » explique Jean-Christophe Anna pour La Relève et La Peste
L’utilisation du terme post-urbain renvoie souvent à l’imaginaire d’une société effondrée, avec un individu évoluant seul au milieu d’une ville en ruine. Se pose alors la question de quoi faire de l’héritage techno-industriel présent sur les territoires.
« Même au sein du collectif, tout le monde n’est pas encore d’accord sur la taille de ville qui devient problématique. Nous voyons le monde à travers la ville, c’est l’épopée civilisationnelle moderne de l’humain qui va vivre en ville. Deux lignes se démarquent cependant : d’abord ceux qui croient pouvoir se réapproprier les infrastructures et les dispositifs nés dans d’autres régimes climatiques, or il va falloir rétrécir ces méga-machines polluantes. On a déjà les exemples de Cleveland, Bogota, ou la Havane. L’autre point de vue, que je partage en tant que chercheur, c’est que plutôt que fragmenter de l’intérieur, il conviendrait maintenant de démanteler radicalement, trouver d’autres usages, recycler, réaffecter, réutiliser le béton armé et l’asphalte qui auront été cassés. Je ne me nourris pas de l’éco-fiction et de la fin annoncée dans BladeRunner ou ailleurs comme forme de lecture expiatoire, mais il y a beaucoup de joie à abandonner un monde qui se meurt en laissant ceux qui le souhaitent régénérer les sols tandis que d’autres s’emploient à l’accueil digne et décent ailleurs » détaille Guillaume Faburel, Coordinateur du mouvement pour une société écologique post-urbaine, pour La Relève et La Peste
« On a aujourd’hui 20% des villes qui sont dans des phases de décroissance avec 10% des villes qui perdent de la population. Les villes meurent aussi, les nécropoles existent, les villes dans l’Histoire ont aussi connu des phases de rétrécissement. Il ne faut pas en avoir peur, on confond le poison et le remède. Les mondes urbains nous ont rendu dépendants, les mondes biorégionaux veulent nous rendre autonomes » conclut-il
Laurie Debove
Source : lareleveetlapeste.f