Par Pierre Van Grunderbeek Mondialisation.ca,
Il y a bien longtemps, quand j’avais lu pour la première fois « 1984 », le célèbre roman de George Orwell, je pensais avoir lu un roman de science-fiction plutôt long et déprimant comme il en pullulait à l’époque. Je comprenais bien l’allusion au totalitarisme mais comme dans les années 1980 je voyageais beaucoup à travers le monde pour des raisons professionnelles, je ne reconnaissais pas les excès dénoncés dans le roman dans l’Union soviétique de l’époque.
D’un autre côté, le nazisme semblait avoir été définitivement vaincu et ne présentait plus aucun danger pour le monde. Pour moi, c’était plutôt « La ferme des animaux » qui était une allégorie des dérives de l’égalitarisme communiste et les œuvres de Soljenitsyne qui rappelaient l’Union soviétique du « petit père des peuples ».
En 2005, ce fut « J’ai vécu dans votre futur », le pamphlet de Vladimir Boukovski, qui m’interpella. Là encore, j’avais trouvé que c’était excessif. La France, l’Allemagne, la Russie et quelques autres pays européens s’étaient opposés deux ans plus tôt à l’invasion de l’Irak et les médias européens n’avaient pas été tendres avec la politique américaine. L’euro avait cinq ans et il symbolisait une alternative émancipatrice au dollar. On pressentait une dynamique positive en Union européenne. Le Traité constitutionnel avait bien sûr été rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas. Jacques Chirac avait cependant respecté la volonté des Français donc la démocratie était sauve.
Certes, Vladimir Boukovski avait connu les geôles de l’Union soviétique et il connaissait bien le système centralisé et decooptation des dirigeants mais comparer l’Union européenne à l’Union soviétique me semblait exagéré.
Je ne sais pourquoi mais j’ai récemment eu l’envie de relire « 1984 ». Peut-être parce que le pamphlet de Boukovski me semblait maintenant plausible ou qu’on trouve beaucoup de référence à Big Brother (is watching you) dans les médias alternatifs et autres ou encore simplement de façon subconsciente.
Je le dis tout de go, j’étais abasourdi quand j’ai fermé le livre après avoir lu la dernière page et j’ai changé mon avis sur ce roman.
« 1984 » n’était pourtant pas un roman d’anticipation quand il avait été écrit en 1948. C’est une dystopie moins caricaturale que Metropolis qui décrit ce que serait devenu le monde si le totalitarisme s’était imposé. Je ne pense pas qu’Orwell pouvait imaginer que des démocraties libérales dériveraient vers un monde similaire à celui décrit dans son roman mais sommes-nous encore dans une société démocrate-libérale qui respecte les droits fondamentaux ?
Les similitudes avec le monde actuel sont cependant patentes et elles provoquent de nombreuses interrogations sur ce qu’est devenu le monde libre.
En fait, nous sommes entre deux époques où on ne voit plus très clair. On se demande si « 1984 » est une prophétie auto-réalisatrice ou si devant le déclin occidental et la dérive financière, les responsables occidentaux pourraient sortir de l’impasse sans passer au moins partiellement par un totalitarisme tel que décrit dans le roman et peut-être même par une nouvelle guerre régionale ou mondiale si la situation se dégradait encore davantage ?
Nous ne sommes bien sûr pas encore pleinement dans le « 1984 » d’Orwell mais cela y ressemble de plus en plus.
Avec la crise ukrainienne, l’importance du contrôle de l’information prend une nouvelle dimension.
Le monde occidental ne peut reconnaître ses propres erreurs et est convaincu de son infaillibilité morale. Il ne peut imaginer que ce qu’il appelle les valeurs universelles est contesté dans la majeure partie du monde et que cette contestation rejaillit sur les pays occidentaux eux-mêmes.
La guerre en Ukraine est un exemple de situation très complexe avec des aspects géopolitiques qui est toujours présenté avec le préalable « la Russie est l’agresseur » sans préciser qu’elle est peut-être en état de légitime défense.
C’est le ministère de la Vérité qui nous inonde de déclarations sans nuance pour faire adhérer l’opinion publique à une croisade contre un empire du mal personnalisé par Vladimir Poutine. C’est le dernier en date des tyrans à abattre après Saddam Hussein, Slobodan Milosevic, Bachar al Assad, Rouhollah Khoméini, Mouammar Kadhafi etc.
Cette guerre a deux niveaux de compréhension et seulement le premier est évoqué dans les médias parce qu’il convient au storytelling qui place les Occidentaux autoproclamés « communauté internationale » dans la position de défenseurs de règles qu’ils ont eux-mêmes inventées.
C’est le niveau « valeurs » qui présente au public un État puissamment armé qui envahit un voisin plus faible mais déterminé à chèrement défendre sa peau et à qui on doit venir en aide.
Ce premier niveau est servi sur un plateau d’argent aux citoyens occidentaux par les élites politiques et médiatiques pour obtenir leur assentiment à une guerre économique et peut-être militaire qui sera longue, totale et dont l’issue est incertaine.
C’est le temps de l’émotionnel, des analyses partiales, d’une gynécologue reconvertie en Walkyrie, de l’archange Michel terrassant le démon avec une lance en caoutchouc, du Don Quichotte de la Mancha qui se bat avec des éoliennes, des dirigeants occidentaux sortant tous du même moule et ayant les mêmes troubles cognitifs, bref, c’est le temps de l’irrationnel.
C’est aussi le temps de l’Oncle Sam qui veut gagner une guerre sans la faire, qui est bercé par l’invincibilité des héros de Hollywood ou qui se croit « la nation indispensable » seule autorisée à utiliser la force militaire.
L’autre niveau est géostratégique et il est tout-à-fait ignoré par la vulgarisation de la guerre.
Ce deuxième niveau est bien caché au grand public. Il consiste en un affrontement entre un Occident capitaliste et en déclin et une Russie conservatrice pour contrôler les immenses richesses naturelles de cette dernière avant qu’elle ne s’en serve pour redevenir une puissance économique rivale. Le système de gouvernance conservateur-libéral russe actuel maintient les pans stratégiques de son économie sous contrôle de l’État donc hors de portée des prédateurs occidentaux et cela leur est intolérable. L’ancienne Secrétaire d’État des États-Unis, Madeleine Albright, aurait un jour déclaré : « La Russie a trop de ressources naturelles. Ce n’est pas juste » [i] Cela reflète bien la pensée de toute une élite dirigeante aux États-Unis.
Il n’est évidemment pas question d’envahir et d’occuper la Russie. Le but est de suffisamment l’affaiblir pour qu’une nouvelle équipe dirigeante arrive au pouvoir et brade ses richesses naturelles.
Selon les influents think tanks américains, Vladimir Poutine est le principal obstacle à éliminer [ii] pour que les États-Unis restent l’incontournable puissance dominante de la planète.
Tout géostratège qui n’est pas idiot comprend depuis longtemps que l’Ukraine est un appât destiné à faire sortir l’ours russe de sa tanière. Il aura fallu huit ans pour y arriver et l’avenir nous dira si c’était une bonne idée.
L’avenir nous dira aussi si ressusciter des mouvements nazis en Europe et les former au combat aura été une bonne idée. [3]
Pour les Russes, voir réapparaître à ses frontières son ennemi historique du XXe siècle, responsable d’au moins 25 millions de morts entre 1941 et 1945 est inacceptable.
Voir un personnage comme Stepan Bandera honoré en Ukraine, c’est un peu comme si on réhabilitait Klaus Barbie en France et les marches aux flambeaux dans les villes ukrainiennes en souvenir de l’OUN, c’est comme autoriser des défilés en l’honneur de la 2e division blindée SS « Das Reich ».
Ceux qui disent que c’est marginal n’ont jamais vu un manuel scolaire ukrainien moderne. [4]
Nier le réel est typiquement orwellien.
Vu sous cet angle, cette guerre est peut-être un soubresaut, le dernier, de la Deuxième Guerre mondiale
Pour terminer, je voudrais parler de deux points que j’ai relevé dans les médias anglophones.
Le premier concerne l’utilisation de l’arme nucléaire par la Russie.
Plusieurs influents idéologues néoconservateurs américains pensent qu’on peut mener une guerre conventionnelle contre la Russie et que le risque nucléaire est exagéré. Robert Kagan par exemple écrit cela dans Foreign Affairs. William Kristol dit que Vladimir Poutine doit être éjecté du pouvoir.
Avec Antony Bliken, Jack Sullivan et Victoria Nuland et beaucoup d’autres, ils font partie des faucons américains autour du président Biden. Ils sont opposés aux militaires du Pentagone bien plus prudent.
A 79 ans et aux facultés intellectuelles diminuées selon beaucoup d’analystes, est-ce-que Joe Biden est encore capable de faire sans erreur l’arbitrage entre les deux camps ?
C’est en réponse à cette menace clairement exprimée que Vladimir Poutine a réaffirmé que la Russie est prête à utiliser l’option nucléaire. Son ton, son attitude et son regard indiquaient une détermination et même un début de colère contre la volonté des responsables américains d’entraîner la Russie dans un conflit de longue durée. Contrairement aux avis des radoteurs des plateaux de télévision français, cette menace à un sens et elle n’a pas été lancée par un irresponsable.
Le deuxième point concerne les Îles Salomon. C’est un archipel de 28.450 km² situé à l’est de la Nouvelle-Guinée qui est indépendant depuis 1978.
Ce pays vient de conclure un pacte de sécurité avec la Chine qui ne plaît pas à deux membres de l’Alliance Aukus à savoir l’Australie et les États-Unis.
L’Australie a fait savoir que l’installation d’une base militaire chinoise aux Îles Salomon serait une ligne rouge pour elle et les États-Unis ont déclaré qu’ils n’excluent pas une action militaire si cela devait arriver. [v]
J’aimerais que les tartuffes qui s’indignent de l’opération russe en Ukraine m’expliquent comment une éventuelle base chinoise dans un pays pacifique situé à 1.500 km des côtes australiennes et à 10.000 km des côtes étasuniennes serait une menace pour ces pays alors que l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine, une alliance et un pays ouvertement hostiles à la Russie et qui se situe à zéro kilomètre de ses frontières, devrait être acceptée sans condition par la Russie au nom de la liberté de chaque pays de choisir ses alliances.
En conclusion et en tant qu’Européen, j’aimerais voir mes dirigeants politiques davantage concernés par l’avenir et le bien-être de leurs citoyens plutôt que par de troubles jeux d’alliances qui risquent mener le continent à un désastre comme on n’en a plus connu depuis trois quarts de siècle.
L’Ukraine n’est pas une démocratie exemplaire comme on tente de nous le faire croire. La crise ukrainienne est aussi une lutte entre oligarques pour le pouvoir et pour leur enrichissement personnel.
Nos alliés américains et anglais nous entraînent dans un grand jeu géostratégique qui va tous nous appauvrir en Europe et en Russie.
Il ne faut pas oublier que la prospérité de l’Union européenne et de son moteur industriel allemand ont été permis grâce à l’énergie russe, le pétrole, le gaz et le charbon, qui nous était vendue à un prix plus bas que le cours du marché. L’augmentation du coût de l’énergie depuis un an est la faute de l’Union européenne qui a demandé aux États de ne plus conclure de contrats à long terme avec la Russie et d’indexer les contrats de gaz existants en tenant compte du prix spot de la bourse d’Amsterdam qui depuis s’est envolé. L’Europe continue encore d’avoir du gaz russe par divers gazoducs à des prix intéressants. Y renoncer sous la pression américaine est un suicide industriel dont l’Union européenne ne se relèvera pas et dont on ne peut évaluer les conséquences.
Pierre Van Grunderbeek
Notes :
1. L’attribution de cette citation à Madeleine Albright est contestée mais elle reflète bien sa pensée profonde. En revanche, elle a bien dit à Colin Powell : « A quoi ça sert d’avoir cette superbe armée dont tu parles tout le temps si on ne peut pas s’en servir ? »… et ils s’en sont servis en ex-Yougoslavie.
2. Les Think tanks américains se trompent. Vladimir Poutine est considéré comme trop modéré par la majorité des Russes. Une alternative communiste, deuxième parti de Russie et 19 % des voix, serait beaucoup plus radicale. Il n’y a pas d’alternative pro-occidentale représentée au parlement, aucun parti libéral n’a atteint les 5% requis pour avoir des députés à la Douma.
3. Les médias français ne pipent mot de la formation de bataillons néo-nazis par des instructeurs américains et canadiens. Le problème néo-nazi en Ukraine va bien au-delà de quelques milliers de fanatiques. Cela concerne le monde politique à des degrés divers, le noyautage de l’armée, l’enseignement (manuels scolaires), la vie culturelle et sociale (rue, places, monuments pour des criminels coresponsables de la Shoah en Ukraine en Biélorussie et en Pologne).https://www.ctvnews.ca/world/far-right-extremists-in-ukrainian-military-bragged-about-canadian-training-report-says-1.5631304
4. https://polit74.ru/politics/ukrainskie_uchebniki_vospityvayut_v_detyakh_nenavist_k_rossii/
Source : Mondialisation.ca