Les géants de l’agroalimentaire se sont ralliés à l’expression « agriculture régénérative » pour marquer leur engagement en faveur de la durabilité et de la lutte contre le changement climatique. L’agriculture régénérative, un vocable qui gagne du terrain dans les cercles politiques, les conférences d’investisseurs et les rayons des supermarchés, va être mise à l’honneur cette année à la COP28. Mais ce n’est que la dernière variante d’une stratégie constante des entreprises visant à saper le soutien à l’agroécologie et à consolider les profits des entreprises dans un contexte de crises multiples causées par le modèle d’agriculture industrielle dont elles dépendent.
La société anglo-néerlandaise Unilever est l’une des plus grandes et des plus anciennes sociétés agroalimentaires du monde. Son empire tentaculaire s’est initialement fondé sur des plantations et des exploitations agricoles industrielles produisant de l’huile de palme, du soja, du thé et d’autres cultures pour alimenter ses usines. Dernièrement, Unilever en est venu à douter du caractère durable de ses fondations agricoles.
« Notre système alimentaire n’est pas résilient face au changement climatique ou à l’impact des crises. C’est le résultat de pratiques agricoles conventionnelles et nuisibles associées à une dépendance excessive à l’égard d’un nombre trop restreint de types de cultures », déclare Dorothy Shaver, directrice Durabilité mondiale de l’entreprise. « C’est pourquoi Unilever s’est engagé à investir dans la transition vers une agriculture régénérative. »
Les tomates, l’une des « rares catégories de cultures » dont Unilever est l’un des principaux acheteurs, constitueraient un bon point de départ pour cette transition. Les tomates sont cultivées dans le monde entier, mais leur production destinée aux grandes entreprises comme Unilever est fortement industrialisée et concentrée dans seulement quelques pays et, en fait, dans quelques rares régions offrant un accès peu coûteux à la main d’œuvre, aux terres et à l’eau. C’est à partir de ces régions que les produits à base de tomates inondent les marchés mondiaux, au détriment des petits producteurs et productrices alimentaires. La province chinoise du Xinjiang, qui a été critiquée pour le travail forcé des Ouïghours dans ses exploitations, est l’une des principales régions de production pour les sociétés agroalimentaires étrangères.
La région espagnole de l’Estrémadure, où la production est dominée par une seule entreprise, le groupe Conesa, est un autre zone majeure de production de tomates. Cette entreprise familiale, qui s’est illustrée en utilisant son pouvoir de monopole pour payer aux communautés agricoles des prix « ruineux » et en empochant illégalement les aides agricoles de l’UE, affirme que près des trois quarts de son immense exploitation de tomates de 2 250 hectares située à Badajoz sont consacrés à l’approvisionnement de la multinationale.
L’exploitation de Badajoz est désormais la vitrine de la stratégie d’agriculture régénérative d’Unilever, qui met l’accent, ici, sur l’eau. En utilisant ce qu’elle appelle des techniques d’« agriculture régénérative », Unilever affirme avoir réussi à réduire de 35 % la consommation d’eau de l’exploitation et à augmenter les rendements de 30 %, principalement grâce à l’installation d’un système d’irrigation au goutte-à-goutte et d’un système de surveillance par satellite. Si ces chiffres peuvent sembler impressionnants, ils sont loin d’être suffisants pour justifier le terme « agriculture régénérative » dans un contexte comme celui de l’Estrémadure.
L’Estrémadure traverse actuellement la pire crise de l’eau de son histoire. La sécheresse, qui apparaît désormais comme un phénomène permanent du changement climatique, en est en partie la cause. Mais la raison la plus importante de cette crise est l’expansion incontrôlée de l’agriculture irriguée pour des productions destinées à l’exportation. L’expansion massive de l’irrigation au cours des dernières années a fait de l’Estrémadure l’une des principales régions mondiales de production de cultures gourmandes en eau, comme les tomates, mais au prix d’un énorme impact sur l’environnement et les autres usagers et usagères de l’eau. Depuis 2015, la superficie consacrée à l’irrigation et l’eau utilisée pour l’irrigation ont toutes deux sensiblement augmenté, même si de nombreuses exploitations se sont converties à l’irrigation au goutte-à-goutte, qui représente désormais 60 % de toute l’irrigation dans la région.
« Nous devons envisager sérieusement de réduire la superficie irriguée et d’opter pour des cultures moins gourmandes en eau », estime Eugenio Romero, chercheur en agronomie en Estrémadure. Selon lui, la région ne peut plus se permettre d’exporter de l’eau par le biais de cultures comme les tomates. « Si l’on fait le calcul, le compte n’y est pas. Il n’y a pas assez d’eau pour tout. La carte des cultures en Estrémadure n’est plus viable. »
Le problème n’est donc pas de savoir comment l’exploitation de Badajoz et d’autres exploitations similaires produisent leurs tomates, il réside dans le simple fait qu’elles en produisent. Pour modifier la carte des cultures de l’Estrémadure de manière à permettre une réelle régénération de l’eau, il faudrait passer à un ensemble diversifié d’aliments destinés aux marchés locaux, ce qui nécessiterait de petites exploitations et des communautés rurales dynamiques, et non des méga-exploitations et des multinationales de l’agroalimentaire. Dans le cas de l’Estrémadure, où la propriété foncière est l’une des plus inégales et des plus concentrées d’Europe, il faudrait également modifier la cartographie des terres.
De telles transformations dépassent largement le cadre des projets d’agriculture régénérative d’Unilever et de Conesa. Ce que proposent ces entreprises, c’est un moyen d’éviter ce type de changements et de maintenir les robinets ouverts un peu plus longtemps pour une industrie moribonde. Entre-temps, les deux sociétés cherchent à protéger leurs investissements et développent leur production au Xinjiang, où la situation de l’eau n’est pas encore aussi critique.
L’agriculture « dégénérative » d’hier est l’agriculture « régénérative » d’aujourd’hui
Unilever n’est pas le seul à promouvoir l’« agriculture régénérative ». C’est devenu un nouveau mot à la mode pour la quasi-totalité des grandes multinationales agroalimentaires du monde, ainsi que pour les grandes marques de vêtements, la plupart d’entre elles ayant pris des engagements en ce domaine au cours des dernières années. Mais ce que ces entreprises entendent par « agriculture régénérative » est très éloigné du concept initial. Le terme a été inventé dans les années 1980 par des agriculteurs et des agricultrices consternées par le système alimentaire industriel aux États-Unis. Ces personnes ont commencé à formuler une vision de l’agriculture qui consistait à « recréer des liens entre le monde agricole et les consommateurs et consommatrices, à améliorer la santé mentale des populations agricoles, à renforcer la résilience des économies rurales, à renforcer le rôle des petits sites de production, de transformation et de distribution, et à redistribuer le pouvoir à l’intérieur du système alimentaire ».
Ces premiers objectifs sociaux et politiques sont totalement absents des projets d’ « agriculture régénérative » menés aujourd’hui par les entreprises. Leur priorité semble plutôt être de modifier les pratiques des exploitations qui leur fournissent des produits agricoles afin d’améliorer la santé des sols, l’utilisation de l’eau, les émissions de gaz à effet de serre et la biodiversité. Toutes ces « améliorations » doivent être mesurables pour que les sociétés agroalimentaires puissent commercialiser leurs produits en mettant en avant le fait qu’ils sont « régénérateurs ».
Action contre la conférence sur l’agriculture régénérative aux Pays-Bas, septembre 2023. Photo via ASEED
En 2023, la plateforme Sustainable Agriculture Initiative (SAI), qui rassemble la plupart des plus grandes entreprises agroalimentaires du monde, a publié son cadre mondial pour l’agriculture régénérative. Ce cadre énumère neuf « résultats » permettant d’évaluer si une exploitation agricole est régénérative, tous axés sur l’augmentation de la teneur en carbone dans les sols, l’amélioration de la gestion de l’eau, la réduction des émissions et la protection de la biodiversité. La SAI a décidé de ne pas inclure les « moyens de subsistance et les éléments sociaux », ceux-ci étant trop « complexes et difficiles » à mesurer.
« Le principe de base est de faire plus avec moins, c’est-à-dire une plus grande productivité avec moins d’intrants, moins d’eau, moins d’émissions de gaz à effet de serre, moins de risques de dégradation des sols et moins de carburants et d’énergie », explique Luciano Souza, directeur chez le géant mondial du commerce des céréales Archer Daniels Midland (ADM), l’une des entreprises membre de la SAI. ADM mène un projet d’agriculture régénérative avec le géant multinational des pesticides et des semences Bayer et de grandes exploitations de soja dans la région riche en biodiversité du Cerrado au Brésil, une zone qui a été dévastée par deux décennies d’expansion de l’agriculture industrielle. Le négociant de céréales Bunge, basé aux États-Unis, fait de même, mais avec la principale entreprise indienne de semences, d’engrais et de pesticides, UPL (anciennement United Phosphorus Limited).
Il peut sembler contre-intuitif pour des entreprises agrochimiques comme Bayer et UPL de s’impliquer dans des projets d’agriculture régénérative visant à utiliser moins d’intrants. Mais l’agriculture régénérative des entreprises est axée sur le rendement, ce qui peut se traduire par une augmentation des ventes pour ces entreprises Par exemple, la plupart des projets d’agriculture régénérative des entreprises encouragent l’utilisation d’herbicides pour lutter contre les adventices afin d’augmenter la teneur en carbone dans les sols en évitant le labour ou de réduire les émissions de méthane par le riz à semis direct. Les entreprises encouragent également les exploitations agricoles à acheter des types d’engrais plus précis et plus coûteux ou de nouvelles variantes biologiques de pesticides. Et, peut-être surtout, elles risquent d’« enfermer » les agriculteurs et agricultrices dans leurs plateformes numériques, à partir desquelles elles peuvent ensuite influencer leurs décisions.
Pour participer au programme d’agriculture régénérative de Bunge et d’UPL, les fermes brésiliennes doivent s’inscrire sur la plateforme numérique des entreprises, Origeo. Cette plateforme ne se contente pas de suivre et de mesurer leurs « résultats » en matière de régénération, elle les conseille également sur les pratiques à adopter et sur les semences et les intrants chimiques à utiliser. En fin de compte, par l’intermédiaire de Bunge, Origeo orientera la vente de leurs récoltes vers des entreprises alimentaires qui souhaitent commercialiser leurs produits « régénérateurs ».
L’agriculture régénérative permet également à l’agro-industrie d’accéder au monde en pleine expansion de la « finance verte ». Le géant brésilien de l’agroalimentaire Amaggi, par exemple, a émis une obligation verte de 750 millions de dollars sur les marchés internationaux en 2021 pour financer la transition vers l’agriculture régénérative dans ses grandes exploitations. Unilever, quant à lui, a créé son propre fonds de capital-investissement destiné à investir dans l’agriculture régénérative, l’un des nombreux fonds de capital-investissement nouvellement créés dans ce domaine. Dans le même temps, Nestlé teste des modèles économiques de financement privé et public dans le cadre d’un projet d’agriculture régénérative financé par le gouvernement allemand, qui s’étend sur plus de 3 millions d’hectares en Argentine, en Colombie, en Équateur, au Paraguay et au Pérou.
Les communautés agricoles, quant à elles, ne doivent pas s’attendre à ce que les entreprises couvrent les coûts supplémentaires qu’elles pourraient avoir à supporter pour la mise en œuvre de leurs programmes d’agriculture régénérative. On en a beaucoup parlé, mais aucune des multinationales agroalimentaires ne s’est engagée à mettre un montant significatif sur la table pour indemniser les agriculteurs et agricultrices pour la mise en œuvre de pratiques régénératives, que ce soit par des paiements directs ou des primes pour leurs récoltes. Si ces projets progressent de manière significative, les coûts seront supportés par les communautés agricoles et le public.
« Pour l’instant, les risques de la transition reposent beaucoup trop sur les épaules des communautés agricoles », admet Stefania Avanzini, directrice de One Planet Business for Biodiversity, principal promoteur de l’agriculture régénérative au sein du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD), un groupe de pression mondial du secteur privé. « Nous avons besoin que le secteur financier se mobilise pour réduire les risques liés à la transition agricole et aussi, soyons honnêtes, pour réduire le coût de l’intervention du secteur public dans le financement de cette transition. »
Pourquoi pas l’agroécologie ?
Les pionniers et les pionnières de l’agriculture régénérative sont, à juste titre, en colère face à cette récupération du concept par les multinationales. Des organisations agricoles pratiquant l’agriculture régénérative en Espagne et en Italie ont lancé des campagnes pour dénoncer Bayer qui utilise ce terme pour promouvoir son herbicide Roundup. Des groupes espagnols ont même fait enregistrer une marque déposée couvrant l’expression « agricultura regenerativa » pour tenter de la protéger contre le greenwashing.
Mais la bataille est rude. Un lobby énorme et bien financé s’efforce actuellement de rallier les gouvernements et les autres acteurs à la stratégie d’une agriculture régénérative axée sur les entreprises. Lors de la COP28 de cette année à Dubaï, par le biais d’une initiative appelée Regen10, ce lobby va lancer un plan axé sur les paysages régénérateurs, mené par le WBCSD avec l’aide de sociétés de conseil de premier plan. Regen10 est focalisé sur « l’agriculture conventionnelle » et les chaînes d’approvisionnement des entreprises, pour lesquelles il vise à « fournir un cadre de mesure universel ». Son argument de vente est que les solutions à la grave crise actuelle peuvent être trouvées dans le système alimentaire industriel dominant et, en particulier, au niveau de l’exploitation agricole. Le lobby ne voit pas la nécessité de se pencher sur des questions plus vastes telles que la nature des aliments à produire, la manière dont ils doivent être distribués ou le partage et la gestion de ressources précieuses telles que la terre, l’eau et les semences dans le contexte d’une planète en ébullition.
Quelles sont les implications de ce battage au plus haut niveau pour l’action sur le terrain ? Cette année, une étude de FAIRR sur les engagements des entreprises en faveur de l’agriculture régénérative a révélé que très peu d’entre eux se traduisaient par des actions concrètes. Même les aspects les plus élémentaires comme la fixation d’objectifs quantifiables, l’expérimentation de programmes pilotes ou la mise en place de systèmes de certification n’ont pas été traités.
Il est important de rappeler qu’il y a dix ans, les mêmes entreprises se battaient pour une « agriculture intelligente face au climat » lors des conférences des Nations Unies. Lorsque ce concept plutôt vide de sens est tombé en disgrâce et que leurs engagements volontaires se sont évaporés, elles se sont tournées vers les « solutions fondées sur la nature », un terme tout aussi ambigu qui a également fait l’objet d’une forte promotion par les Nations Unies pendant quelques temps. Les entreprises agroalimentaires se sont emparées de ces deux concepts pour détourner l’attention des vraies solutions et, en particulier, de l’agroécologie. Il est fort possible que ces entreprises abandonnent bientôt l’ « agriculture régénérative » au profit d’un autre concept à la mode, une fois que leur greenwashing aura détruit les connotations positives qui tiennent aux initiatives menées par les communautés paysannes.
Ce n’est probablement pas une coïncidence si les entreprises ont décidé d’adopter l’agriculture régénérative en 2019, l’année où les 197 pays membres de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture ont approuvé un ensemble de « 10 éléments de l’agroécologie ». « L’agroécologie » est un concept bien défini, ancré dans les mouvements paysans et autochtones, et soutenu par une énorme base de connaissances scientifiques. Il ne peut pas être aussi facilement isolé de ses dimensions sociales et politiques et remodelé pour s’adapter aux chaînes d’approvisionnement des entreprises, en particulier lorsqu’on le comprend dans le cadre d’un autre concept tout aussi important, la « souveraineté alimentaire ». Ces deux concepts font très peur aux entreprises parce qu’ils offrent des solutions réelles qui remettent en cause le pouvoir des entreprises et qui appellent à des systèmes alimentaires organisés en fonction des besoins des personnes qui produisent et consomment, et non des profits des entreprises.
Photo en vedette : Regenerative Agriculture and Food Systems Summit 2023 – Amsterdam.
La source originale de cet article est grain.org