Florence Bessy est avocate spécialisée en dommage corporel (mention responsabilité médicale). Elle vient d’obtenir l’annulation de la décision de suspension de trois soignantes, leur réintégration et le paiement rétroactif de leur salaire devant le conseil des prud’hommes de Marmande, dans le Lot-et-Garonne. Nexus a pu s’entretenir avec elle.
◆ Quelle est votre profession, votre spécialité, où exercez-vous et depuis quand ?
Je suis avocate spécialisée en dommage corporel (mention responsabilité médicale). J’ai prêté serment à Grenoble fin 2010, j’ai exercé dix ans à Grenoble, puis 2 deux ans à Agen et je suis au barreau de Chambéry depuis août 2022.
◆ Pourquoi avoir choisi ce métier et cette spécialisation ?
J’ai commencé par des études d’anglais puis me suis réorientée au bout de deux ans dans le droit, connaissant ce milieu depuis toujours, mon père étant magistrat.
J’ai passé le concours de la magistrature et l’examen d’avocat que j’ai réussi en 2008.
Le domaine médical et l’indemnisation des victimes en particulier m’ont toujours intéressée et c’est donc logiquement que j’ai commencé mes stages chez une avocate spécialisée en dommage corporel.
J’ai par la suite obtenu d’autres diplômes universitaires pour me spécialiser dans le domaine : DU réparation juridique du dommage corporel en 2013, DIU traumatisme crânien chez l’enfant et l’adolescent, syndrome du bébé secoué en 2017, DIU évaluation des traumatisés crâniens en 2018.
Dans le cadre de mon activité en responsabilité médicale, je rencontre régulièrement des victimes d’accidents vaccinaux.
C’est donc logiquement que je me suis intéressée à cette question de l’obligation vaccinale des soignants à l’été 2021.
◆ Que venez-vous d’obtenir devant le tribunal de Marmande, devant quel juge et quand ?
Devant le conseil des prud’hommes de Marmande, je viens d’obtenir l’annulation de la décision de suspension de trois soignantes, leur réintégration et le paiement rétroactif de leur salaire au jour de leur suspension avec reconstitution des droits à congés payés, ainsi que les droits légaux et conventionnels qu’elles auraient dû acquérir au titre de leur ancienneté pendant la période de suspension. Il s’agit de trois décisions rendues le 19 mai 2023 par le juge départiteur (magistrat professionnel) du conseil des Prud’hommes de Marmande.
👉 Voir le jugement (caviardé par France Soir) :
◆ Qui avez-vous défendu dans ces affaires et quand avez-vous commencé à le faire ?
J’ai défendu ces trois aides-soignantes qui travaillaient au sein d’associations d’aide à la personne, l’ASSAD de Marmande et l’UNA de Guyenne (Lot-et-Garonne).
Elles ont été toutes les trois suspendues en septembre 2021 suite à la mise en application de la loi du 5 août 2021 qui a créé une obligation vaccinale pour tous les soignants.
J’ai commencé à défendre deux de ces trois soignantes en septembre 2021. Nous avons commencé par écrire un courrier recommandé avec accusé de réception à l’employeur avant même l’entrée en vigueur de la loi afin de l’alerter sur le fait que cette loi du 5 août 2021 ne respectait pas les traités internationaux et les dispositions européennes, qu’elle était donc illégale et qu’il convenait de ne pas l’appliquer.
J’ai reçu un courrier en réponse d’un des employeurs me qualifiant « d’antivax » sans plus de discussion possible, ignorant tout argument juridique.
Nous avons donc dans un second temps saisi le conseil des prud’hommes de Marmande d’une action en référé pour suspendre la décision de suspension. Il s’agit d’une procédure rapide en cas d’urgence. L’urgence était évidemment liée au non-paiement des salaires par l’employeur depuis le 15 septembre 2021.
Le juge des référés peut aussi être saisi pour faire cesser un trouble manifestement illicite (en l’occurrence priver un salarié de son travail et de sa rémunération) ou prévenir un dommage imminent, il doit se prononcer en l’absence de toute contestation sérieuse.
Par décisions rendues le 21 décembre 2021, le conseil des prud’hommes de Marmande a rejeté nos deux recours, considérant qu’il n’était pas compétent pour se prononcer et nous invitant à saisir le conseil des prud’hommes d’une procédure au fond.
Par requête du 25 février 2022, nous avons donc saisi le conseil des prud’hommes de Marmande au fond pour trois soignantes cette fois-ci pour solliciter l’annulation de la décision de suspension, leur réintégration et le paiement rétroactif des salaires au jour de la suspension.
L’audience a eu lieu le 6 septembre 2022. Le 15 novembre 2022, nous avons reçu un procès-verbal de départage des voix : le conseil des prud’hommes est composé de deux représentants des salariés et deux représentants des employeurs, aucun d’entre eux n’ayant de voix prépondérante.
N’étant pas arrivés à se départager, nous avons eu une nouvelle audience le 3 février 2023 devant le juge départiteur, magistrat professionnel, Ce juge est désigné par le premier président de la cour d’appel dans le ressort duquel est situé le siège du conseil des prud’hommes.
Par décisions rendues le 19 mai 2023, nous avons obtenu gain de cause.
◆ Est-ce que ce jugement est une première en France ?
Le 3 mai 2023, le conseil des prud’hommes de Nancy a également rendu une décision d’annulation de la décision de suspension, de réintégration des soignants avec paiement rétroactif des salaires. Cette décision fait actuellement l’objet d’un appel.
La différence avec ma décision est que celle que j’ai obtenue a été rendue par un magistrat professionnel, le juge départiteur.
◆ Sous quel(s) motif(s) juridiques ce jugement a-t-il été rendu ? Sur quelles lois vous êtes-vous appuyée pour remporter cette victoire ?
Nous avons évoqué différents fondements pour faire reconnaître cette loi comme illégale.
Tout d’abord, il convenait de rappeler que la loi du 5 août 2021 ne pouvait pas supprimer le droit positif existant.
Or, en droit français, toute sanction pécuniaire est interdite : priver quelqu’un de sa rémunération n’est rien d’autre qu’une sanction pécuniaire.
L’employeur a pour obligation de fournir un travail à son salarié : depuis le 15 septembre, les soignantes étaient suspendues avec interdiction de venir sur leur lieu de travail et de travailler, et ce alors même que le contrat de travail n’était pas rompu.
Le Code du travail prohibe les discriminations, notamment fondées sur l’état de santé.
Or, suspendre un soignant sur son seul statut vaccinal est une discrimination fondée sur l’état de santé.
Parallèlement à cela, il convient de rappeler que le système français est fondé sur une hiérarchie des normes, cela signifie que chaque norme doit respecter la norme qui lui est supérieure. Ainsi, la loi nouvelle doit respecter la Constitution tout comme les conventions et traités internationaux régulièrement ratifiés par la France ainsi que les dispositions européennes.
Le Conseil constitutionnel est compétent pour dire si une loi est ou non conforme à la Constitution.
Le juge du fond est compétent pour dire si une loi est ou non conforme aux dispositions européennes et internationales. Dans le cadre de ce contrôle de conventionnalité, s’il estime que la loi n’est pas conforme à la norme supérieure, il se doit d’écarter l’application de la loi pour le litige en cause.
En l’espèce, nous avons évoqué une violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales. Cet article stipule le droit à la vie privée et à une vie familiale normale.
La Cour européenne des droits de l’homme avait déjà été amenée à se prononcer sur la problématique de la vaccination obligatoire. Elle avait considéré qu’une vaccination obligatoire est une ingérence dans le droit à la vie privée et à une vie familiale normale.
Pour qu’une telle ingérence soit tolérée, il faut que la mesure soit nécessaire et proportionnée. Le juge doit ainsi concilier différents principes contradictoires.
En l’occurrence, le juge a constaté que :
- Le terme même d’obligation vaccinale empêche tout consentement libre et éclairé à la vaccination.
- L’instauration de l’obligation vaccinale a fait naître des discriminations : elle n’a pas concerné l’ensemble de la population ; elle a fait une distinction entre les vaccinés qui pouvaient travailler et les non-vaccinés qui étaient suspendus et même plus, puisque des soignants vaccinés positifs pouvaient travailler tandis que des soignants non vaccinés négatifs en étaient empêchés.
Le juge a rappelé les dispositions européennes auxquelles contreviennent la loi du 5 août et notamment le règlement européen du 4 juin 2021 qui dispose qu’il faut empêcher toute discrimination à l’encontre des personnes non vaccinées, ainsi qu’une résolution du 27 janvier 2021 du Conseil de l’Europe qui énonce que les États membres doivent s’assurer que les citoyens sont informés que la vaccination n’est pas obligatoire et que personne ne subit des pressions pour se faire vacciner s’il ne souhaite pas le faire personnellement.
Le juge a donc estimé que la mesure consistant à imposer une obligation vaccinale à une seule catégorie de salariés était une mesure disproportionnée et inadaptée, d’ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée entraînant une privation de leur droit à un consentement libre et éclairé.
Ainsi et en raison de la primauté du droit international, le juge a décidé d’écarter l’application de l’article 12 de la loi du 5 août 2021 instaurant l’obligation vaccinale.
Il a donc annulé la décision de suspension.
Annuler la décision de suspension signifie replacer le salarié dans la situation dans laquelle il aurait été si la suspension n’était pas intervenue. Le juge a donc condamné l’employeur à réintégrer les salariés avec reprise du versement des salaires rétroactivement au jour de la suspension avec reconstitution des droits à congés payés et des droits légaux ou conventionnels qu’elles auraient dû acquérir au titre de l’ancienneté pendant la période où elles ont été suspendues.
◆ Va-t-il y avoir ou y a-t-il eu un appel déposé ?
À ce jour et à ma connaissance, aucun appel n’a été interjeté.
L’employeur dispose d’un mois à compter de la notification du jugement pour interjeter appel, soit jusqu’à la fin du mois de juin (la notification est intervenue entre le 21 et le 25 mai selon les destinataires).
J’ai obtenu trois décisions. Deux de mes soignantes travaillaient à l’UNA de Guyenne, la troisième à l’ASSAD de Marmande. Nous pourrons donc avoir un appel pour chacune des décisions ou seulement un appel contre une décision, la décision appartenant à chaque employeur.
◆ Quelle valeur juridique a ce jugement ? Va-t-il forcément servir d’exemple à d’autres juges, ou chaque juge est-il libre de faire comme il l’entend ?
Ce jugement n’est applicable qu’à la situation particulière de ces trois soignantes et dans la mesure où il n’y a pas d’appel.
Il ne va pas forcément servir d’exemple à d’autres juges qui demeurent libres de juger comme ils le souhaitent.
Néanmoins, cette décision peut inspirer d’autres juges, professionnels ou non, et motiver des jurisprudences similaires.
À ce jour, plusieurs conseillers prud’homaux m’ont contactée pour obtenir copie de la décision et pouvoir s’en inspirer.
À titre d’exemple, à Marmande j’avais quatre dossiers au fond de soignantes suspendues dans des situations identiques.
La quatrième n’a pas été jugée le même jour. Nous avons obtenu une décision du conseil des prud’hommes de Marmande le 30 janvier dernier qui rejetait l’intégralité de nos demandes alors que nos arguments étaient les mêmes. Nous avons donc interjeté appel et le dossier sera audiencé d’ici quelques mois à la cour d’appel d’Agen. Cela signifie bien que les décisions rendues le sont vraiment au cas par cas…
◆ Les soignantes que vous avez défendues ont-elles déjà été réintégrées ? Si oui, quel accueil leur ont réservé leurs collègues ?
Par décret du 14 mai 2023, tous les soignants non vaccinés ont été réintégrés.
Les soignantes que j’ai défendues pouvaient donc théoriquement être réintégrées à compter du 15 mai, soit quelques jours avant la décision qui condamnait leurs employeurs respectifs à les réintégrer.
L’une d’entre elles a démissionné l’été dernier, écœurée de la situation.
Une autre envisage une rupture avec son employeur, ne souhaitant pas retourner travailler dans ces conditions après ce qu’elle a vécu pendant 20 mois.
La troisième avait trouvé un emploi temporaire pendant sa suspension pour pouvoir subvenir à ses besoins et a négocié avec son employeur pour reprendre son activité à partir du 12 juin prochain.
De leur côté, je n’ai donc pas de retour sur l’accueil réservé par les collègues.
J’ai néanmoins d’autres dossiers en cours de soignants non vaccinés, notamment devant la cour administrative d’appel de Bordeaux. Les juridictions administratives sont compétentes pour juger les litiges intervenant entre les fonctionnaires et les hôpitaux publics, tandis que les conseils des prud’hommes étudient les conflits liant un employeur et un salarié exerçant dans le privé.
Pour les soignants réintégrés avec qui je suis toujours en contact, les retours sont mitigés : certains rencontrent des difficultés avec la direction et des ruptures conventionnelles sont souvent négociées.
Lorsque la rupture conventionnelle n’est pas possible, d’autres modalités de rupture comme la démission, le licenciement pour inaptitude ou autre type de licenciement sont envisagées. Certains rencontrent notamment des difficultés à reprendre leur poste antérieur puisqu’ils ont fait l’objet de remplacements après 20 mois d’absence. La direction propose parfois des postes éloignés du lieu habituel (1 h 30 de route pour une soignante), des postes moins intéressants…
Certaines m’ont évoqué des difficultés avec la hiérarchie, mais de bonnes relations avec les collègues. Une soignante notamment m’a indiqué que sa hiérarchie avait tout fait pour mettre en œuvre une rupture conventionnelle. Pour l’instant, elle a repris un poste qui l’intéresse. Sur le plan des relations avec les collègues, elle m’indique avoir été très bien accueillie. Elle ajoute que la plupart des soignantes travaillant avec elle ne voulaient pas de ces injections et l’ont très mal vécu. Certaines commencent même à se confier sur les soucis de santé post-vaccinaux. Une autre me relate un très mauvais retour de la hiérarchie qui cherche à la faire culpabiliser en évoquant les personnes non vaccinées décédées du Covid, mais un excellent accueil de ses collègues, ravies de la revoir.
Un soignant m’a indiqué avoir perdu son poste au SMUR, réintégré dans un autre poste qui ne lui correspond pas, il voit avec détresse d’autres collègues le remplacer, il dit ne plus avoir la force de se battre contre tout cela.
Ainsi, toutes les situations ont pu m’être évoquées.
◆ Selon vous, qui paiera sachant les hôpitaux exsangues ? l’État ?
Dans le cadre des trois décisions rendues le 19 mai dernier par le conseil des prud’hommes, l’employeur est une association d’aide à domicile, un établissement privé. C’est donc lui qui va être contraint de payer les salaires de façon rétroactive aux salariées.
Il est important de préciser que ces décisions bénéficient de l’exécution provisoire, ce qui signifie que même si l’employeur fait appel, il doit exécuter la décision et donc verser l’intégralité des salaires non payés depuis le jour de la suspension aux salariées.
◆ Comment pensez-vous que vont réagir les collègues qui ont été vaccinés et qui ont travaillé dur si des réintégrés se présentent en ayant récupéré leurs mois impayés ?Comme rapporté ci-dessus, les difficultés surviennent surtout entre la hiérarchie, la DRH et la salariée réintégrée, mais il n’y a pas trop de conflits ou de mauvais accueil avec les collègues d’après les retours de mes clients fraîchement réintégrés.
Il est important de bien comprendre qu’il n’y a pas deux camps : les vaccinés et les non-vaccinés.
Beaucoup de soignants se sont fait vacciner à contrecœur, la mort dans l’âme après une pression à la limite parfois du harcèlement de leur employeur. J’ai été en contact durant ces deux années avec de très nombreux soignants qui m’ont évoqué une détresse extrême et il y a eu des suicides de soignants, des dépressions, des situations extrêmement difficiles.
Beaucoup de soignants se sont fait vacciner pour ne pas perdre leur emploi et leur rémunération. Il est en effet impensable d’avoir à vivre sans salaire pendant 20 mois.
Il s’agissait au 15 septembre 2021 d’une suspension sans date de fin, sans aucune visibilité sur l’avenir.
Beaucoup de soignants vaccinés malgré eux comprennent donc leurs collègues non vaccinés, car ils ont été dans le même dilemme mais ont été contraints « de choisir » de conserver leur travail et leur rémunération.
Ajoutons qu’il y a des manques de personnel criants dans les hôpitaux et que les soignants vaccinés ont été très sollicités pour faire des heures supplémentaires. À ce jour, il y a donc une attitude un peu double entre le soulagement de voir revenir du personnel en renfort et la rancœur de s’être fait vacciner quand d’autres ont su (pu) résister.
Ce qui ressort quand même, c’est une profonde difficulté dans les hôpitaux, un manque criant de personnel, un mépris de la hiérarchie envers le personnel, un manque d’humanité, ressenti identique que les soignants aient été suspendus et réintégrés ou qu’ils se soient fait vacciner à contrecœur et pour des raisons purement alimentaires, de nécessité de conserver leur rémunération pour vivre.
Propos recueillis par Estelle Brattesani