(…) stopper la pensée, rechercher la quiétude, « ce sont là procédés hérétiques ».
Lin-tsi enseignait le Chan (Zen) en Chine au IXe siècle de notre ère. « Un siècle et demi après Houei-neng, Lin-tsi a su donner à ce système qui se veut la négation de tout système, son expression sans doute la plus forte, son accent le plus humain, sa portée la plus large. » (Demiéville)
Lin-tsi :
« Il y a certains chauves aveugles qui, après avoir mangé leur plein de grain, s’assoient en Dhyâna pour se livrer à des pratiques contemplatives. Ils se saisissent de toute impureté de pensée pour l’empêcher de se produire ; ils recherchent la quiétude par dégoût du bruit. Ce sont là procédés hérétiques. Un maître-patriarche l’a dit : « Fixer l’esprit pour regarder la quiétude, le relever pour mirer l’extérieur, le recueillir pour sa décantation, le figer pour entrer en concentration » – tout cela n’est que fabrication d’actes. Quant à vous, vous ces hommes qui êtes là à écouter la Loi, comment pourriez-vous vouloir vous cultiver et faire ainsi en sorte d’éprouver les fruits de la culture ? Pourquoi vouloir vous orner ? Vous n’êtes pas des êtres à cultiver, ni qui puissent être ornés ; ou alors, c’est que tous les êtres peuvent être ornés. Ne vous y trompez donc pas ! »
Commentaires
Chauves : moines au crâne tondu.
Leur plein de grain : ce n’est pas le riz, mais plutôt le millet (ou le blé) qui était la base de l’alimentation dans la Chine du Nord à l’époque de Lin-tsi.
S’assoient en Dhyâna : tso-tchan (en japonais zazen). C’est la condamnation formelle du « Dhyâna assis », de la méditation « passive » (autre sens du mot tso), qui n’a du reste pas pour autant cessé de se pratiquer dans le Tch’an chinois, jusque dans la branche dite de Lin-tsi, et au Japon (surtout dans la branche Sôtô), et dont les propagandistes du Zen nous rebattent aujourd’hui les oreilles.
Hérétiques : wai-tao, « les Voies du dehors » (comme Grégoire de Nysse appelait les philosophes grecs « les sages du dehors ». L’équivalent sanscrit est tîrthika. Siuan-kien de Tö-chan, mort en 865, assimilait ces quiétistes à Nirgrantha, nom d’un sectaire dénoncé par le Buddha Çâkyamuni. Le « Dhyâna assis », la méditation à l’indienne, se voit ainsi taxé de technique non bouddhique.
Un maître-patriarche : c’est le célèbre Chen-houei (670-762), disciple de Houei-neng le Cantonais, qui répandit dans les milieux lettrés de la région métropolitaine du Nord les doctrines de son maître, celles de l’école dite du Sud. Il est curieux de voir Lin-tsi le traiter ici de « maître-patriarche », alors que dans les généalogies patriarcales il n’est pas classé dans sa lignée. Peut-être avait-il étudié dans sa jeunesse au monastère Ho-tsö de Lo-yang qui avait été celui de Chen-houei. Peut-être aussi ne cite-t-il Chen-houei que de seconde main, d’après l’un ou l’autre de ses « descendants » attitrés (par exemple Tsong-mi, 780-841). Les paroles ici attribuées à. Chen-houei se retrouvent effectivement, avec des variantes, dans des manuscrits retrouvés à Touen-houang ; voir la traduction de Gernet : Entretiens de Chen-houei, Publications de l’École française d’Extrême-Orient, 1949, pp. 45-46, 93, et Bulletin de la même École, 1954, p. 460.
Regarder la quiétude : pour « quiétude » (tsing), il y a dans les manuscrits de Chen-houei une variante « pureté » (tsing) qui paraît meilleure.
Décanter (tch’eng) : il y a une variante « attester » (tcheng, éprouver, réaliser le fruit).
Fabrication d’actes : de karman, cause de transmigration et d’éternelle douleur.
Orner : tchouang-yen (vyûha). L’homme vrai n’a pas à être « orné » ; il est parfait en soi, il suffit de le réaliser. L’idée doit être empruntée à Chen-houei, qui disait : « Le Tathâgata parle d’ornement, mais c’est pour nier l’ornement » (Gernet : Entretiens, p. 87). Le « Traité de la grande Perfection de sapience » parle de l’ornementation que le Bouddha applique aux êtres tout en sachant qu’ils sont « vides ». Chen-houei disait aussi (Gernet : p. 88) : « Ce sont la luxure et la colère elles-mêmes qui sont la Voie ; elle ne consiste « pas en ornement. » Il disait encore que, s’il avait fait « orner » le site d’une grande assemblée ouverte à tous (panégyrie), ce n’était pas pour s’attirer des mérites (Gernet : pp. 89-90). Les mérites sont en effet qualifiés d’«ornements ». Lin-tsi préconisait expressément de brûler les icônes. Celles-ci, tant en bois qu’en cuivre, bronze, fer ou métaux précieux, « ornaient » les temples bouddhiques, à son époque, avec une profusion scandaleuse, à telles enseignes que l’État chinois, qui les réquisitionna lors de la grande prescription du bouddhisme dans les années 842-845, en tira des bénéfices énormes en pièces de monnaie, instruments agricoles et autres revenus. Cet iconoclasme avait du reste des motifs purement économiques, tandis que celui de Lin-tsi était essentiellement doctrinal. On connaît le cas de T’ien-jan de Tan-hia (739-824) qui brûla une icône en bois pour s’en chauffer, se justifiant par l’absence de toute relique réelle dan l’icône (Hôbôgirin, p. 214.).
« Tous les êtres peuvent être ornés : tant qu’ils n’ont pas réalisé l’homme vrai. »
de Paul Demiéville
Première traduction mondiale d’un recueil d’entretiens et de sermons de l’un des plus célèbres maîtres du Tch’an (Zen) vers la fin de son âge d’or en Chine, à l’époque des T’ang. Lin-tsi (prononciation japonaise: Rinzai) disciple de Houang-po, est le fondateur de la branche la plus radicale de l’école; celle qui devait mettre en pratique l’usage des koung-an (japonais: Koan). Cette école fleurit encore aujourd’hui au Japon où elle compte beaucoup de monastères.
Dans un style direct, inimitable et très vert, qu’à su rendre en français le grand sinologue Paul Demiéville, nous avons enfin dans son expression la plus forte, son accent le plus humain et sa portée la plus large, la révélation complète d’un enseignement spirituel absolument unique en son genre. Il apprend à nous délivrer de la lettre et à chercher la vérité en nous-même en dégageant l’homme vrai, l’homme vivant des vaines spéculations et des recherches érudites. « Simplifiez-vous, détendez-vous, lâchez prise », voilà les thèmes essentiels de cette doctrine sans système qui allait se propager comme une traînée de poudre dans tout l’Extrême-Orient… et tant séduire aujourd’hui un Occident fatigué par des siècles de ratiocinations.
Par ses nombreux commentaires, M. Paul Demiéville nous fournit, de surcroît, des détails inédits sur le Tch’an, cette forme du bouddhisme qui nous met en présence avec ce dont nous n’avons plus la moindre idée! Le vécu, dans son expression immédiate, ou quelque chose de tel, que le penser, entièrement libéré de toute détermination, ne peut plus être du ressort d’aucune philosophie, ni d’aucune théologie. En somme, une praxis dans son fondement le plus naturel et le plus absolu.
Lin-tsi vécut sous la dynastie des T’ang, au IXe siècle de notre ère. Natif de Nan-houa (aujourd’hui: Tsou-hsien) il mourur vers 867 dans cette partie nord-est de la Chine, à peu près à mi-chemin entre Pékin et Hankeou. Son enseignement, qui lui valut de son vivant une célébrité nationale, nous est connu par ces Entretiens compilées par un de ses disciples. Consignés dans la langue parlée de l’époque, ils avaient résisté jusqu’ici à tout essai de traduction.
Source : Bouddhanar