Il arrive souvent que le développement de processus étouffe la créativité, c’est-à-dire la capacité de l’organisation à continuer de répondre aux défis de son environnement.
Une organisation sans processus ne peut pas fonctionner au-delà d’une certaine taille.
Pourtant, il arrive souvent que le développement de processus étouffe la créativité, c’est-à-dire la capacité de l’organisation à continuer de répondre aux défis de son environnement. Comment résoudre ce paradoxe ? La clé réside dans la conception que l’on a de ce qu’est un processus.
« Par lassitude devant l’effroyable multiplicité des problèmes, la complexité et les difficultés de la vie, la grande masse des hommes aspirent à une mécanisation du monde, à un ordre définitif, valable une fois pour toutes, qui leur éviterait tout travail de la pensée. » — Stefan Zweig
C’était il y a plus de vingt ans et il y a prescription. Le client de ma startup était une très grosse entreprise qui avait lancé un très ambitieux projet de rupture. Ce projet avait été lancé dans des conditions acrobatiques, sans structure, avec une petite équipe et un mandat assez bref : créer et lancer un service très novateur en quelques semaines. Nous étions sous-traitants, chargés d’une partie de la réalisation. Comment nous avions eu le contrat et les conditions dans lesquelles celui-ci a été réalisé, mériteraient un article à eux seuls ; mais bon, le service fut lancé dans les temps et inauguré en grande pompe par le dirigeant de l’entreprise.
Fort de ce succès, le projet a eu pour ambition de grandir. Sont alors arrivés les managers. Je me souviens en particulier de l’un d’entre eux, appelons-le Jean-François, qui a repris la direction de notre projet. Enfin pris, pas repris, car il n’y avait personne avant. Donc Jean-François me convoque un jour et m’explique que c’en est fini du chaos du projet. « Il faut mettre plus de process », me dit-il. Et de s’y appliquer, avec force powerpoint et feuilles Excel. Pour lui, le manque de structure initial était une tare. Pas un seul instant il ne s’est dit que c’était peut-être la raison du succès.
Un mauvais modèle mental de ce qu’est un processus
Le problème de Jean-François, qui était sincèrement convaincu qu’il allait apporter beaucoup au projet, est qu’il n’avait pas le bon modèle de ce qu’est un processus.
Les personnes comme lui pensent qu’un processus est comme une recette de cuisine. Elles voient l’organisation comme une mécanique qu’il faut bien concevoir et bien huiler. Elles sont obsédées par l’idée de simplifier car la complexité leur répugne. Elles y voient du désordre et du gaspillage. Or, un processus ce n’est pas ça du tout. Au sens premier, un processus (le terme français est procès, mais personne ne l’emploie) n’est rien d’autre qu’un ensemble de phénomènes reliés qui se déroulent dans le temps. En management, il sous-entend souvent l’idée d’organisation de ces phénomènes, de structure et derrière, d’intention et de méthode.
Mais d’où viennent les processus ?
Le chercheur en innovation Clayton Christensen observe qu’au début de son existence, ce qu’une organisation sait faire est attribuable à ses ressources et principalement ses ressources humaines (fondateurs et premiers associés/employés).
Des problèmes surgissent, ils sont résolus directement, de façon informelle. Au cours du temps, la résolution, notamment des problèmes récurrents, devient formalisée en des processus. Cette formalisation permet à l’entreprise de grandir : les nouveaux employés n’ont plus à redécouvrir une solution par eux-mêmes ; ils appliquent les processus développés par leurs prédécesseurs. La présence des fondateurs n’est plus nécessaire pour cette résolution, leur savoir est en quelque sorte encapsulé dans ces processus. Leur création est une condition sine qua none pour la startup de passer de l’ère entrepreneuriale où la présence des fondateurs est nécessaire à la résolution de problèmes à celle de la croissance où la résolution de ces problèmes est déléguée à un nombre croissant d’individus.
Peu à peu, la résolution des principaux problèmes devient inconsciente. Elle repose de plus en plus sur des hypothèses et des principes dégagés du succès de la résolution des problèmes passés et non plus sur des prises de décision conscientes. Ces processus et ces principes constituent le modèle mental de l’organisation, c’est-à-dire un ensemble de croyances et de valeurs apprises collectivement par l’organisation et vues par elle comme des évidences.
Ce qui apparaît très clairement ici, c’est combien les processus, loin d’être des recettes abstraites et génériques, sont au contraire l’expression de l’identité profonde de l’organisation. Ils traduisent les choix qui ont été faits pour répondre de façon originale aux défis qu’elle a rencontrés. Ils sont l’expression de sa singularité. Autrement dit, un processus chez Peugeot n’a rien à voir avec un processus chez Tesla ou Renault. Le mot peut être le même mais ce que chaque organisation met derrière peut être radicalement différent. Quand Jean-François arrive avec ses recettes de cuisine, il attaque frontalement ce modèle mental, ce qui ne manque pas d’entraîner une réaction immunitaire. Étant attaqué, le système cherche à se protéger et éjecte Jean-François. Du moins, il essaie. En l’occurrence, après un paquet de slides et de réunions, Jean-François a disparu moins de six mois après son arrivée au grand soulagement de tous les acteurs du projet qui ont pu se remettre à travailler.
Cela ne signifie pas qu’une organisation doit rester figée dans son modèle, ni qu’elle ne doit pas développer de formalisation de son fonctionnement.
Cela signifie qu’un effort de formalisation, indispensable à la croissance, doit se faire en respectant le modèle mental, c’est-à-dire l’identité et donc l’histoire de l’organisation. Or, il est caractéristique des Jean-François du monde qu’ils ne sont absolument pas intéressés par cet aspect. Leur mépris pour le passé leur semble une attitude rationnelle, ils le revendiquent d’ailleurs fièrement le plus souvent. Ils veulent refonder le projet sur des bases saines et c’est leur plus grande erreur. Si le système n’arrive pas à les éjecter, ils étouffent la capacité créative et mettent l’organisation en danger. Leur conception du processus a-historique, a-sociale et simplifiante tend en effet à ne considérer que ce qui se voit et qui est mesurable. Ils oublient qu’une large partie de la création de valeur se fait dans l’informel, et qu’une organisation est un système complexe, qu’on le veuille ou non.
En outre, ce système n’est pas mécanique mais social : la seule façon de le faire évoluer est par une approche sociale, c’est-à-dire en cocréation du changement. En somme, Jean-François nie la réalité pour plaquer un modèle abstrait au lieu de partir de la réalité pour la faire évoluer et pense qu’on peut appliquer une solution simple à un problème complexe.
Il est toujours fascinant d’observer les Jean-François et j’en ai vu un paquet dans ma vie : ils se voient comme des pragmatiques avant tout mais sapent systématiquement les bases de leur action par leur attitude dogmatique.
Tension créatrice
Préserver sa capacité créative tout en formalisant sa façon de travailler n’a rien de simple.
C’est un peu la quête du Graal des organisations. La tension entre formalisation et créativité n’est jamais résolue, elle est un exercice d’équilibriste toujours renouvelé. Les processus le rendent possible lorsqu’ils sont créés à partir de l’identité de l’organisation, c’est-à-dire lorsqu’ils sont l’expression de ce qu’est l’organisation et le reflet de sa façon singulière de résoudre les défis auxquels elle est confrontée. Ce lien entre processus et identité, qui n’est pas conçu comme un enfermement mais comme un ancrage, souligne à quel point la distinction entre stratégie et exécution est malvenue dans les situations de changement, et catastrophique en situation de crise.
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