Le rôle du droit dans la guerre économique est désormais de plus en plus compris, notamment à la suite des déboires de BNP Paribas et de l’ouvrage de Frédéric Pierucci. L’extra-territorialité américaine a été, et demeure, une arme de guerre contre les concurrents occidentaux, rarement utilisée en revanche contre des entreprises d’autres aires culturelles.
Détournement de l’état de droit
Mais alors que nous étions habitués à cette extra-territorialité, la guerre du droit est en train de muter, ce que les Anglo-Saxons nomment le lawfare. Il s’agit de faire usage du droit et des normes dans le but d’atteindre un objectif stratégique. En Occident, la guerre est dépréciée : quiconque fait la guerre perd en crédibilité. Le droit en revanche est très valorisé, héritage de notre tradition juridique et de la compréhension de la nécessité de l’état de droit. Le problème se fait quand le droit, qui est positif et que beaucoup respecte, est utilisé à des fins négatives. Il est alors détourné de sa finalité initiale mais, bénéficiant d’une aura positive, il peut agir sans méfiance de la part des citoyens. Le droit est alors détourné à des fins criminelles, ce qui est d’une grande perversité. Le cardinal Joseph Ratzinger, dans une conférence prononcée le 5 juin 2004 lors des commémorations du 60e anniversaire du débarquement, en fit l’amer constat pour le régime nazi, qui avait imbriqué le droit et le mensonge :
« Qu’était-il arrivé ? Un criminel et ses comparses avaient réussi à prendre le pouvoir de l’État en Allemagne. Et cela créa une situation où, sous la domination du Parti, le droit et l’injustice s’imbriquaient l’un dans l’autre et souvent passaient, presque inséparablement, l’un dans l’autre. Car le régime conduit par un criminel exerçait aussi les fonctions classiques de l’État et de ses ordonnances. Il put ainsi, en un certain sens, exiger l’obéissance de droit des citoyens et le respect vis-à-vis de l’autorité de l’État, mais il utilisait en même temps les instruments du droit comme instruments de ses buts criminels. L’état de droit lui-même, qui continuait en partie à fonctionner sous ses formes habituelles dans la vie quotidienne, était devenu en même temps une puissance de destruction du droit : la perversion des ordonnances qui devaient servir la justice et en même temps consolidait et rendaient impénétrable la domination de l’iniquité, signifiait au plus profond une domination du mensonge, qui obscurcissait les consciences. »
Confiance dans la justice de son pays
Beaucoup disent avoir confiance dans la justice de leur pays ; ils ont parfois tort. Toute personne condamnée n’est pas nécessairement coupable, toute personne laissée libre n’est pas nécessairement innocente. La judiciarisation des sociétés permet d’éliminer un opposant politique en lui intentant un procès et en faisant advenir une condamnation. Laquelle pourra être conduite par la collusion des juges et des autorités politiques. Autrefois, il y avait les assassinats. Brutaux et sanglants, ceux-ci sont passés de mode. Désormais, il y a la condamnation juridique, qui permet d’éliminer tout contestataire.
Des exemples récents en sont donnés au Brésil. Les manifestations à Brasilia méritent d’être regardées avec prudence. Les autorités ne pouvaient pas ne pas savoir que celles-ci se préparaient. S’il n’en est pas l’instigateur, Lula s’en sert à merveille comme prétexte pour judiciariser la vie politique brésilienne et ainsi faire arrêter et condamner ses adversaires, facilement accusés de « fascisme » ou de « terrorisme ». Un terme bien commode que ce concept de « terroriste » pour mettre en place des lois d’exception qui durent (comme le plan Vigipirate) et pour éliminer des personnes indésirables. Avec ces lois, Lula renforce ses pouvoirs et pourra faire arrêter ses opposants politiques, alors même que le président du Brésil dispose de peu de pouvoir dans un pays très décentralisé.
La même logique est à l’œuvre en Chine où beaucoup d’opposants ont été arrêtés et ont subi des procès longs, couteux et infamants. Même s’ils sont relâchés, la tache demeure sur eux. Tout en étant plus brutaux, les procès de Moscou conduits à l’époque de Staline sont une autre manifestation du détournement du droit à des fins contraires à l’état de droit. Dans ces pays-là règne le régime de la peur, qui maintient la population dans la servitude et qui renforce les pouvoirs du faux état de droit. Ratzinger le décrit admirablement bien dans sa version nazie, qui peut être étendue à de nombreux régimes :
« Au service de cette domination du mensonge, il y avait un régime de la peur, dans lequel personne ne pouvait faire confiance à autrui, parce que tout un chacun devait, d’une certaine manière, se protéger sous le masque du mensonge. Pareil masque servait à se protéger soi-même, mais contribuait d’autre part à renforcer le pouvoir du mal. »
Arme des ONG
Il y aurait beaucoup à dire sur les ONG, qui sont faussement non gouvernementales. Elles aussi utilisent avec brio l’arme du droit quand il s’agit de faire capoter un projet (par exemple un projet d’infrastructure) ou pour chasser une entreprise d’un marché lorgné par un concurrent. Quand on voit des activistes écologistes d’Azerbaïdjan bloquer le couloir de Lachine au prétexte que les Arméniens exploitent illégalement des mines d’or, nuisant ainsi à l’environnement, on est en droit de douter de leur désintérêt. Mais cet exemple démontre que l’alibi écologiste est compris par tous et utilisé par des populations non occidentales.
Dans la corruption conduite au Parlement européen par le Qatar, deux ONG ont servi d’écran pour, tout en respectant la loi, acheter et corrompre des rouages de l’UE. Là aussi, il y a usage et contorsion du droit pour arriver à une finalité moins noble et non dite.
En Afrique, plusieurs entreprises françaises se retrouvent fragilisées à cause des lois anticorruption. Bonnes en soi, elles pénalisent tout acte qui peut s’apparenter à de la corruption, pouvant conduire à la condamnation des dirigeants en France pour des faits commis dans des ports ou des villes africaines. Or, compte tenu du fonctionnement de ces pays, il est impossible de travailler sans verser de pourboires ou autre moyen de « fluidifier les relations sociales ». Les entreprises françaises n’ont d’autre choix que de se retirer afin de ne pas tomber sous le coup de la loi Sapin 2, alors que leurs concurrents européens ne sont pas contraints par des normes aussi strictes. Des entreprises qui pourront tomber sous le coup des ONG américaines ou allemandes, qui ne manqueront pas de faire remonter les atteintes à cette loi, afin de les chasser légalement et de reprendre le marché.
Difficile de contrecarrer ces attaques par le droit sans détruire l’état de droit lui-même, ce qui serait fortement dommageable. L’imbrication entre le légal et l’immoral, le droit et le mensonge est si fort qu’il risque de jeter le discrédit sur l’ensemble du droit, nuisant profondément aux sociétés.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d’Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l’influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L’Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).
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