« On est fiers d’avoir obtenu cette avancée, et on souhaite que notre histoire puisse être une ouverture pour d’autres gens et d’autres projets » témoigne Jule.
Il y a trois ans, Constance et Jule habitaient une petite maison dans un ancien quartier ouvrier, près d’une entrée d’agglomération saturée d’enseignes commerciales. En décidant de partir construire leur propre habitation en terre et créer un lieu ouvert au public, ils ne soupçonnaient pas les trois années de démarches administratives qui allaient suivre. Une dérogation préfectorale vient de leur être accordée afin qu’ils puissent habiter sur le terrain qu’ils exploitent en permaculture. Ce document, qui introduit le mot « permaculture » dans le langage juridique français, peut constituer une avancée majeure pour les projets s’en réclamant. Le couple raconte pour La Relève et la Peste comment, en changeant d’habitat, ils ont embrassé par la même occasion une manière de vivre radicalement différente.
De l’idée au terrain
« Il y a trois ans nous habitions dans une petite maison de ville et nous souhaitions changer d’habitat, commence Jule. On s’est mis à la recherche d’un terrain où on pourrait construire quelque chose plus en rapport avec nos aspirations écologiques. »
Le couple prend rendez-vous avec des mairies, plusieurs d’entre elles accueillent leur idée de vitrine de la permaculture avec beaucoup de bienveillance et leur montrent des terrains. Constance et Jule choisissent de s’installer à Merville-Franceville-Plage, entre Cabourg et Ouistreham, et commencent à développer leur projet.
C’est alors qu’ils se heurtent à trois écueils principaux. Le terrain est en zone agricole donc non-constructible. Il est soumis à la loi littorale de 1986 donc extrêmement réglementé. Il se trouve à quatre-cents mètres d’un monument historique, ce qui soumet tout projet sur ce terrain à l’approbation des Monuments Historiques.
« Ça dépassait la simple hiérarchie municipale, on devait convaincre au niveau départemental et même étatique, avec la loi littorale, note Jule. Mais la commune et le site nous plaisaient. Nous sommes restés, et avons travaillé à aplanir les obstacles.
« Et au lieu de prendre trois mois comme tout permis de construire, cela a pris trois ans » résume Constance.
« On a eu affaire à une pléthore de gens, des élus, des architectes, et des administratifs mandatés pour préserver la destination agricole des terres, une mission avec laquelle nous sommes en accord, évidemment, mais qui ont des colonnes et des cases dans lesquelles notre projet ne rentrait pas », poursuit Jule.
C’est ainsi que la famille s’installe sur le terrain dans une yourte, sans eau ni électricité, et pendant ces trois années développe le projet de l’Épi centre. Leur nouveau domicile est une parcelle boisée d’environ 7 500 m², soit un espace relativement étroit lorsqu’il s’agit d’accueillir du public.
« On est parti de ce que le terrain proposait, se souvient Constance. Ce n’est pas une vraie forêt, c’est une pépinière abandonnée depuis trente ans. Donc il y a plein d’essences atypiques, un arbre de Judée, des fruitiers, des lauriers palme, et même une petite bambouseraie. »
Pour des raisons légales en lien avec le statut agricole du terrain, depuis la fin d’activité du pépiniériste, la forêt était rasée tous les dix ans et les arbres laissés sur place.
Tous les sujets sont des départs sur souche, en cépée, ou issus de branches au sol qui ont refait des racines. La forêt est noueuse, bordélique, féerique.
« On s’est dit qu’on allait proposer à la fois un espace très aménagé et sauvage, sur le principe du jardin-forêt. Et surtout, où tout le monde peut venir », précise Constance.
Un lieu adapté à tous publics
Grâce à leurs expériences professionnelles antérieures, tous deux sont aptes à accueillir un public plus fragile. Constance et Jule décident ainsi de se tourner non seulement vers les établissements scolaires, mais vers les IME et les Ehpad.
Ils imaginent un lieu adapté aux personnes en situation de handicap, « un petit labyrinthe à la fois sécurisé et un peu curieux », décrit Constance.
« C’est un projet multiforme. On parle à la fois de sensibilisation, de formation et de production, puisque c’est une parcelle qui garde sa vocation agricole », explique Jule. « Notre objectif est d’utiliser les ressources de la forêt pour en tirer de l’alimentation. Nous allons mettre en place et densifier une culture forestière qui va du sureau à la mûre en passant par la fraise des bois, et bien sûr de nouveaux arbres également nourriciers. On est sur une espèce de démonstration de la permaculture. On voudrait travailler sur ses différents aspects, que ce soit le côté humain, le territoire, la biodiversité, les interactions qui les relient… »
En ce qui concerne l’humain, l’ouverture se place au centre du projet.
« On veut s’adresser à des personnes qui ne sont pas comme nous, qui découvrent ce que beaucoup de gens dans la permaculture considèrent comme des acquis. Beaucoup sont habitués à avoir un jardin très tondu, utilisaient le Roundup encore il y a un an et tout d’un coup se posent des questions, commente Constance.
« Et on souhaite bien sûr échanger avec les habitants. Par exemple, on a construit un four à pain. L’allumer pour cuire juste notre baguette c’est dommage… On informera le voisinage des jours d’allumage pour que les habitants apportent leurs pâtons », continue Jule.
Pour faire valoir la nécessité de vivre sur l’exploitation, l’écueil le plus ardu du dossier, Constance et Jule ont conçu le plan de leur maison de façon à ce qu’elle intègre l’activité agricole, notamment de transformation des aliments.
La dérogation préfectorale qu’ils ont obtenue précise que « l’habitation est indissociable de l’écosystème mis en place » et que « la permaculture est une méthode d’agriculture planifiée consistant à concevoir un système agricole productif exploitant au mieux les caractéristiques des écosystèmes naturels ».
Faisant entrer le terme permaculture dans le langage juridique, elle constitue une première en France.
« On est fiers d’avoir obtenu cette avancée, et on souhaite que notre histoire puisse être une ouverture pour d’autres gens et d’autres projets, » témoigne Jule.
Ralentir pour changer de paradigme
« Le problème c’est que la loi est calibrée pour les maisons carrées de lotissement avec des barrières en plastique grises, pointe Constance. Lorsqu’on veut vivre dans du rond, dans de la terre, ça pose problème. Ça a beau être une façon de faire répandue sur toute la planète depuis des millénaires, c’est considéré comme inédit par l’administration.
« Je pense que la principale difficulté à laquelle font face les habitats légers comme les yourtes ou les mobiles-homes, c’est de n’être pas taxables au même titre que les maisons en dur soumises à des taxes d’aménagement, taxes d’habitation, à tout un tas de circuits financiers qui retournent à la commune et à l’État. Cela crée des inégalités d’imposition entre les habitants d’un même secteur, ce qui n’est jamais bon pour le consensus. Il n’est pas exclu que les maires qui refusent ce type d’habitats soient sujets aux pressions de leur population ».
Quoi qu’il en soit, ces trois années, bien que largement éprouvantes, apparaissent à présent bénéfiques pour leur famille.
« Cette retraite forcée qui nous a fait vivre à quatre dans une yourte pendant trois ans nous a fait mûrir. C’est une cohabitation qui requiert une grande rigueur, de l’ordre et des rituels. »
« C’était un ralentissement juste lié au fait qu’on est entourés d’arbres, et qu’on n’avait ni eau ni électricité. On s’est arrêté en famille, on s’est adapté ensemble au rythme des saisons, de la luminosité, de la vie autour de nous, et on a l’impression que nos enfants y ont aussi gagné de l’épaisseur, » remarque Constance.
« Peut-être qu’un des moyens pour que les choses avancent serait que les gens ralentissent pour réfléchir sur eux-mêmes et sur leur rapport à l’environnement, en s’affranchissant des images plaquées qu’on a tous », conclut Jule.
10 mars 2022 – Marine Wolf
Source : La Révèle et la Peste